Jerzy
Skolimowski
« Il était une fois EO » par Jerzy Skolimowski
Il y a plusieurs dizaines d’années, j’ai dit dans une interview (je crois dans les Cahiers du Cinéma) que le seul film qui m’avait ému aux larmes était « Au hasard Balthazar » (1966).
Je pense l’avoir découvert juste après sa sortie. Depuis, je n’ai pas versé une seule larme au cinéma. Ainsi, je dois à Robert Bresson d’avoir acquis la conviction que de faire d’un animal un personnage de film est non seulement possible, mais aussi une grande source d’émotions.
Je voulais avant tout faire un film émotionnel, baser la narration sur les émotions, beaucoup plus que dans tous mes films précédents. J’ai dirigé de très grands acteurs comme Robert Duvall, ou Jeremy Irons - deux parmi les plus généreux avec lesquels j’ai travaillé, des êtres merveilleux. Les réalisateurs recourent à des arguments intellectuels pour obtenir des acteurs l’effet désiré, utilisent le langage pour provoquer leurs émotions. Avec mon âne, le seul moyen de le persuader de faire quoi que ce soit était la tendresse : des mots susurrés à son oreille et quelques caresses amicales. Élever la voix, montrer son impatience ou sa nervosité aurait été le plus court chemin vers le désastre.
Mais la principale différence est que les ânes ne savent pas « jouer », ils sont incapables de faire semblant de quoi que ce soit - ils SONT, tout simplement. Ils se montrent doux, attentionnés, respectueux, polis et loyaux. Ils vivent dans l’instant présent et toujours à fond. Ils ne font jamais preuve de narcissisme, ne mégotent pas sur les intentions supposées de leur personnage et ne discutent jamais la vision de leur réalisateur. Ce sont des acteurs par excellence.
Lorsque l’éleveur m’a montré les photos des ânes disponibles, j’ai tout de suite aimé ceux de la race sarde. Je savais qu’EO devait être gris avec des taches blanches autour des yeux.
Je suis donc allé dans une écurie des environs de Varsovie pour rendre visite à l’animal qui m’avait le plus séduit sur les photos. Il s’appelle Tako. Dès que je l’ai vu, j’ai su qu’il serait la star de mon film. Un second casting a été réalisé ensuite afin de lui trouver les meilleures doublures possibles. Nous avons employé 6 ânes au total : Tako, Hola, Marietta, Ettore,
Rocco et Mela.
Les ânes ont une nature étonnamment idiosyncrasique. Tous ceux que nous avons employés avaient des caractères très différents, ce qui rendait la réalisation de chaque plan assez imprévisible. Essayer de savoir ce que tel âne aime ou déteste, craint ou adore, c’était tenter de résoudre une énigme passionnante. Parfois, quelque chose de tout à fait anodin, un câble laissé sur le sol par exemple, pouvait devenir soudain un obstacle insurmontable pour eux. Tandis que ce qu’on imaginait pouvoir être effrayant, une chute d’eau jaillissant d’un énorme barrage par exemple - s’avérait ne poser aucun problème.
L’idée reçue sur les ânes - à savoir qu’ils sont têtus - est absolument vraie. Parfois, il nous était plus facile de réorganiser la mise en scène, ou tel mouvement de caméra prévu, plutôt qu’essayer de convaincre l’âne de faire quelque chose qu’il ne voulait pas faire.
« EO » est le troisième scénario que nous écrivons ensemble Ewa et moi. La méthode est simple : l’un de nous a une idée (dans le cas d’« EO », c’était Ewa, dans le
cas d’« Essential Killing », c’était moi), puis on s’accorde une bonne séance de brainstorming. Ensuite c’est Ewa qui assure la plus grande partie de l’écriture, avec moi aux ajustements, qu’il s’agisse d’ajouts ou de coupes. Nous écrivons généralement en polonais, puis c’est toujours Ewa qui prend en charge la traduction en anglais.
À l’image de Vincent Gallo dans « Essential Killing » (2010), « EO » cherche à éviter un monde hostile. J’ai fait ce film précisément pour me détacher des drames humains, pour regarder le monde d’une façon plus vaste et d’un point de vue différent. J’ai toujours pensé que le péché mortel pour un réalisateur est d’ennuyer son public. Et donc, j’essaie toujours d’être imaginatif et d’insuffler la même ambition chez mes collaborateurs.
À l’époque de mes débuts, lors de mon premier festival de Cannes, un jeune américain était venu me féliciter après la projection de « Walkover », et bien que mon anglais soit limité à l’époque, nous sommes devenus instantanément amis. Il s’agissait de Jack Nicholson, qui découvrait Cannes lui aussi. Fumer un joint avec lui sur la plage ce soir-là reste l’un de mes plus beaux souvenirs cannois. Y revenir pour la septième fois est une expérience douce-amère. Nombre de ceux que j’y ai rencontrés au fil des ans ne sont plus de ce monde, d’autres ne peuvent pas y venir. Je suis moi-même devenu un reclus et je me sens mieux dans ma maison dans la forêt au milieu de nulle part. Le monde d’aujourd’hui ne m’inspire pas beaucoup
d’optimisme.
Dans notre monde cynique et impitoyable, l’innocence peut passer pour de la naïveté, ou pour un signe de faiblesse. J’essaie pourtant de cultiver le fond d’innocence qu’il me reste.