Mario
Martone
Quelle différence y a-t-il entre être Italien et être Napolitain ?
Être Napolitain, c’est une façon particulière d’être Italien. Notre ville est restée la même depuis la Grèce antique. Naples est une ville dans laquelle il y a une sorte d’abandon, un désenchantement, qui peut subitement se retourner, se renverser, pour devenir un enchantement. A Naples, chanter, jouer, être comédien, c’est naturel. Chacun se dissimule derrière un masque, et cache ainsi la conviction profonde que le fait d’être au monde est une condition de souffrance. Prenez par exemple, Toto, l’acteur comique le plus aimé d’Italie. Il était né à Naples, dans le quartier de la Sanità. Derrière son masque, il portait une profonde mélancolie.
Pourquoi avoir confié ce rôle d’un Napolitain qui revient à Naples après 40 ans d’absence, à un Romain ?
Parce que durant ces 40 ans, ce Napolitain a voyagé dans le temps et dans l’espace, un voyage qui a transformé sa langue. Donc, ne pas être napolitain pouvait être un atout pour créer ce personnage. De toute façon, j’ai aussitôt pensé à Pierfrancesco Favino en lisant le livre. Je le lui ai ensuite donné à lire en lui disant : « Ce pourrait être ton film napolitain ». Et il est devenu ce qu’exigeait le rôle.
De toute façon, je fais chaque film en réaction à mon film précédent. Avant « Nostalgia », j’avais réalisé « Qui rido Io », dans lequel tous les acteurs, Toni Servillo en tête, étaient napolitains. Chaque film est pour moi l’occasion de faire table rase. Je n’aime pas répéter un style, une forme. J’essaie qu’à chaque fois, le processus soit nouveau.
Quelles sont les caractéristiques du jeu de Pierfrancesco Favino ?
Je pense immédiatement à son incroyable capacité de mimétisme linguistique, mais en parler ainsi serait terriblement réducteur. Il a une sensibilité quasi féminine, qui s’accorde très bien à la création d’un personnage tel que Felice Lasco. A mes yeux, Pierfrancesco est anima (l’âme) comme l’était Chaplin, c’est-à-dire une incarnation féminine de l’imagination masculine. Alors que, par exemple, Anna Magnani était plutôt animus (l’esprit), soit l’aspect masculin de son âme.
À vos yeux, quelle était la scène la plus importante du film ?
Ses retrouvailles avec son ami d’enfance, Oreste, que joue Tommaso Ragno. C’était la scène que nous attendions tous ! On l’a tournée quand on était aux trois-quart du tournage. D’habitude, je travaille à la table, comme au théâtre, on répète avec les acteurs. Mais là, comme les deux acteurs ne se connaissaient pas personnellement, j’ai fait en sorte qu’ils ne se rencontrent jamais avant de tourner cette scène. Je voulais filmer la fraîcheur de cette rencontre, et l’inattendu, parce que chacun ignorait à quoi s’attendre de la part de l’autre.
On l’a tournée à deux caméras, sans jamais s’interrompre, bien qu’elle fasse presque dix minutes. Et j’ai monté la première prise.
La scène avait été le fruit d’un long dialogue avec Ippolita Di Majo, ma co-scénariste, et avec Pierfrancesco. Mais c’est à Tommaso que revient l‘idée, qui lui est venue spontanément en tournant la scène, de ne pas regarder Pierfrancesco, de retarder ce moment le plus possible.
C’est d’autant plus étonnant qu’Oreste, son personnage, voit tout…
À la seconde où Felice pose un pied à Naples, Oreste est au courant. On le sent très vite. Il joue avec Felice comme un chat avec une pelote de laine. Même ce qui se passe à la fin se décide presque par hasard, je ne pense pas que Tommaso soit descendu de sa maison dans ce but. Ce qui arrive à la fin du film aurait pu survenir plus tôt ou plus tard.
Vous intégrez les quelques flash-backs sur la jeunesse des personnages par un simple changement de cadre…
C’est une idée de mon chef opérateur, Paolo Carnera. Quand il me l’a proposée, elle m’a paru évidente. Je n’hésite jamais à adopter des idées suggérées par d’autres. Travailler en équipe, c’est regrouper les énergies créatives autour de vous. J’écoute les assistants. Je n’aime pas le système hiérarchique vertical, le coté chef de poste qui dit « il n’y a que moi qui parle au réalisateur », je conçois le plateau comme une troupe, je tiens à ce que chacun dans l’équipe ait conscience de ce qui est en train de se fabriquer. Il vaut toujours mieux créer une situation où chacun est concerné, chacun travaille plus et mieux. J’aime être surpris par un acteur, j’aime voir comment il fait évoluer mon idée à travers son intuition. Comme Tommaso l’a fait dans sa grande scène…
Les scènes entre Pierfrancesco Favino et l’actrice qui joue sa mère, sont très intenses…
J’ai eu de la chance. Aurora Quattrocchi a 79 ans, mais elle a seize ans dans sa tête, elle a une liberté mentale absolue. Elle a lu, elle a accepté, et à partir de là, elle s’est réellement abandonnée dans son personnage, elle m’a fait confiance.
C’est audacieux d’avoir ces scènes aussi intenses avec elle aussi tôt dans le film…
Il fallait que, comme Felice, on entre petit à petit dans l’histoire, qu’on comprenne peu à peu la situation et les enjeux. Tout évolue au fur et à mesure qu’on avance dans ce labyrinthe qu’est devenu Naples pour lui. Felice est revenu à Naples pour voir sa mère. Si sa mère avait ouvert la porte en haut de l’escalier, il serait resté un petit peu de temps avec elle, puis il serait reparti dans le pays d’où il est venu.
Mais quand il sonne, sa mère n’habite plus dans son appartement. Elle n’est pas là où elle aurait dû être. Oreste l’a fait déménager. A partir de là, tout peut basculer. Donc, dès le début, on sent qu’Oreste tire les ficelles.
Croyez-vous, comme le dit Oreste, que le passé n’existe pas ?
Cette phrase vient d’une phrase de saint Augustin, qui est chère au prêtre de la Sanità qui a inspiré le personnage du père Rega que joue Francesco Di Leva. Ce prêtre nous a accompagné, il a béni le tournage. C’est une phrase qu’il aime. La phrase exacte est plus longue. « Il n’existe ni passé, ni futur. Seul le présent existe. »
Vous considérez le passé comme un poids ?
Je le vois comme un labyrinthe, qui contient des zones dans lesquelles je préfère ne pas retourner. Le passé est une somme de tant de choses. C’est difficile de le reparcourir. Il est rempli d’une addition d’erreurs. Je crois que tout est lié.
Étiez-vous très proche de l’auteur du livre, Ermanno Rea ?
Oui. Ermanno était quelqu’un de très attentif aux questions sociales. « Nostalgia » est un livre qu’il avait écrit il y a très longtemps, mais il y revenait sans cesse, il le réécrivait, le retravaillait, tout en sortant d’autres livres. Il a fini par le publier, quelques mois avant sa mort. J’ai dû me résoudre à faire le film sans lui. J’aurais eu plein de questions à lui poser. Sur la fin. Sur ce que contenait ce tiroir qu’Oreste ouvre brutalement. Je suis resté fidèle à ce qu’il avait écrit.