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Wong Kar-wai
1994.
Durant l'hiver 1992, on m'a proposé de réaliser une adaptation d'un célèbre roman d'arts martiaux de Louis Cha, “La Légende du héros chasseur d'aigles”. J'ai lu les quatre volumes plusieurs fois de suite, et finalement, plutôt que d'en faire une adaptation littérale, j'ai décidé d'utiliser deux des nombreux personnages du livre, Dongxie (Seigneur de l'Orient) et Xidu (Seigneur de l'Occident), et de développer une histoire autour de leur jeunesse (ils apparaissent dans le roman à un âge déjà très avancé). La raison qui m'a poussé à choisir ces deux personnages en particulier est qu'ils ont des personnalités radicalement différentes, au point d'être parfois l'exacte antithèse l'un de l'autre. Les romans d'arts martiaux font partie de la littérature chinoise depuis ses origines. Ils ont été très populaires dans les périodes troublées de l'histoire: au tournant du siècle dernier, au moment de la guerre civile en Chine, pendant la guerre sinojaponaise, et au début des années cinquante à Hong Kong. La raison en est peut-être que le monde décrit dans ces romans est un univers imaginaire, où les valeurs existent uniquement sous une forme absolue. C'est aussi un monde où la seule loi est la loi de l'épée. Et surtout, ces romans reposent sur des héros. J'ai essayé de m'éloigner un peu des arts martiaux en tant que genre traditionnel. Au lieu de représenter mes personnages comme des héros surdimensionnés, j'ai voulu les traiter comme des gens normaux, avant justement qu'ils ne deviennent des héros… Il y a également une différence majeure entre “Les Cendres du temps” et mes autres films. En général, je pars d'un début d'intrigue ou de quelques personnages, et je comprends peu à peu quelle direction prend l'histoire et comment elle se termine au cours du tournage. Pour ce film, en revanche, je savais comment les personnages allaient finir, et je ne pouvais rien y faire. J'en ai retiré un certain fatalisme. Maintenant que le film est achevé et que je repense au tournage, je me surprends à me souvenir d'un passage du Canon Bouddhique que je souhaite utiliser en avant-propos du film : "L'étendard est immobile. Pas un souffle de vent. C'est le coeur de l'homme qui est en tourment."
2008
Au fil des années, j'ai fini par comprendre qu'il existait plusieurs versions de “Les Cendres du temps” dans le circuit, sachant que j'en ai approuvé certaines, et d'autres pas. Pour y remédier, nous avons décidé de reprendre le montage du film et d'en établir la version définitive. Au moment où nous nous sommes attelés à la tâche, nous avons découvert que le négatif et les éléments sonores d'origine étaient menacés : le laboratoire de Hong Kong où ils étaient stockés avait mis la clé sous la porte sans prévenir. On a récupéré ce qu'on a pu, mais le négatif était dans un sale état. Comme si nous partions à la recherche des membres d'une famille disparus depuis longtemps, nous nous sommes mis en quête de copies du film auprès des distributeurs qui l'avaient eu dans leur catalogue. Nous avons même exploré les entrepôts des cinémas des quartiers chinois à l'étranger. Nous nous sommes alors rendu compte qu'il y avait des centaines de copies enfermées dans ces entrepôts où des projections de films de Hong Kong avaient lieu. En recherchant ce matériel, j'ai eu l'impression que nous étions en train de réécrire la saga des fortunes et des infortunes du cinéma hong-kongais de ces dernières décennies. Et, bien entendu, “Les Cendres du temps” faisait partie de cette histoire. Nous avons créé Jet Tone Films en 1992 et “Les Cendres du temps” est le premier film que nous avons produit. J'ai toujours regretté que nos moyens limités, à l'époque, ne nous aient pas permis d'obtenir la qualité technique que le film exigeait. Aujourd'hui, 15 ans plus tard, je veux rectifier le tir. Il est difficile d'envisager un rêve qui a plus de quinze ans sous un nouveau jour. Les nouvelles technologies ont été d'une grande efficacité la plupart du temps, mais pas toujours. J'ai essayé d'éviter de revoir le film à travers le prisme des expériences et des évolutions que j'ai traversées depuis cette époque. Je veux seulement que le film soit ce qu'il a toujours été censé être, et j'assume donc autant ses qualités - si tant est qu'il y en ait - que ses défauts.