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Bavo Defurne
Comment est née l’idée originale du film ?
Je me demandais comment cela se passait pour les gens qui n’ont pas gagné l’Eurovision. Qu’est-ce que ça fait d’avoir été en pleine lumière et de se retrouver dans l’ombre ? Il y a beaucoup d’exemples de gens tombés dans l’oubli. Que deviennent-ils ? En Flandre, nous avons connu l’exemple frappant d’une chanteuse devenue vendeuse dans un magasin. Que faire lorsqu’on redevient anonyme ? C’est quelque chose qui me passionne. Liliane a caché son aura dans son appartement et c’est Jean qui va la retrouver.
« Souvenir » est une histoire d’amour romantique et atypique mais c’est aussi une métaphore de la célébrité ?
Ce qui m’intéresse, ce sont les contrastes. Au début du film, Liliane est froide et distante, mais on devine tout un vécu. Il fallait alors faire revivre la star derrière la vedette oubliée. Jean va ouvrir la boîte de Pandore. L’irruption de ce jeune homme fait ressurgir l’aura disparue de Liliane. Par sa simple présence, il la projette de nouveau dans la lumière. Finalement, Liliane et Jean sont tellement faits l’un pour l’autre qu’on se fiche de leur différence d’âge. La réciprocité de leur passion est là et c’est tout ce qui importe. Ma vision du monde n’est pas clivée. Mes personnages ont des doutes, ils ont chacun leur façon d'évoluer émotionnellement. C’est pourquoi dès qu’ils se rencontrent, il fallait que le spectateur ait envie de leur couple, que ça soit une évidence à l’écran.
Comment avez-vous choisi vos acteurs ?
Ecrire un film, c’est mettre des images sur du papier. L’idée d’Isabelle Huppert est venue très vite. J’admire énormément son travail, son élégance naturelle. Et aussi bien sûr le spectre très large des émotions qu’elle peut dégager; la manière dont elle peut passer du drame à la comédie facilement, avec une touche de provocation. Dans « Souvenir », il y a des moments de joie, mais aussi d’autres très nostalgiques, comme l'indique le titre du film. Il fallait pouvoir montrer ça. Isabelle a accepté le film tout de suite et je l'ai vécu comme une reconnaissance. Je me suis senti « choisi » par elle et cela m’a donné énormément d’espoir et de foi dans le film. Mais ce qui m’a rendu le plus heureux, c’est à quel point Isabelle a enrichi le rôle de Liliane. Elle en a fait une vraie personne. J’ai une reconnaissance immense envers elle pour cela. Avec toute la complexité de son être, elle a su montrer l’histoire de cette femme qui va sortir de l’ombre pour retourner vers la lumière. C’est très beau à voir.
Et puis Kévin Azaïs est arrivé ?
Il s’est imposé au casting. C’est un véritable soleil. Kévin a quelque chose des acteurs des années quarante, un mélange à la fois très classique et très contemporain, un charme spontané qui va très bien avec Isabelle. Kévin est aussi porteur de contrastes. Il a la jeunesse, la douceur, la finesse nécessaires, mais aussi une maturité et une virilité impressionnantes. Il est fin et brut à la fois. Il devait être convaincant en tant que boxeur, manager, amoureux, ça n’était pas facile de passer de l’un à l’autre.
Il est à la fois élégant et simple, il navigue de l’un à l’autre avec fluidité. Et lorsqu’il joue avec Isabelle, on ne sent aucune différence d’âge. A l’écran, leur couple est évident.
Depuis vos débuts vous êtes connu pour l’importance que vous accordez à l’esthétique de vos films, votre goût du détail. Parlez-nous du style de « Souvenir ».
J’avais envie de quelque chose de magique, que le film ait l’air d’un rêve. Mais la réalité sociale des personnages m’importait aussi. Pour les décors, nous avons trouvé d’anciens abattoirs extraordinaires au Luxembourg qui ont permis de jouer du contraste. D’un côté, il y a l’ambiance massive et froide de l’usine. De l’autre, on a construit sur place l’appartement de Liliane avec beaucoup de soin. Tout était important pour recréer son univers. Je travaille énormément les accessoires, j’adore ça. Je mélange le vintage et le moderne, avec de l’Art déco. Cela ne m’intéresse pas de suivre une mode en particulier, mais il faut que ça soit beau. La lumière aussi est très importante dans le film. Nous avons donc beaucoup travaillé la photo avec Philippe Guilbert, le chef-opérateur, et les décors avec André Fonsny. Et puis les robes d’Isabelle Huppert ont été confiées à une styliste bruxelloise, Johanne Riss, elles sont magiques et subliment le personnage de Liliane. Le cinéma c’est l'art de recréer un monde.
La musique a une place primordiale dans le film. Vous avez fait appel au groupe Pink Martini qui collabore pour la première fois à la musique d’un film.
Nous avons découvert Pink Martini sur scène. Les concerts de Pink Martini sont de vraies expériences de bonheur partagé, toutes générations mêlées. C’est ce que je veux proposer aussi au cinéma. Pour moi, l’enjeu est là. Travailler avec Thomas Lauderdale, le leader des Pink, est une expérience merveilleuse, car tout passe par le plaisir de créer ensemble. Thomas n’est pas un musicien qui crée derrière son ordinateur ; avec son piano, il ne cesse de chercher en live ce qui fonctionne sur le public, en mixant les genres et les époques. C’est pour cela qu’on a eu l’idée de composer en live sur les images du film, comme Miles Davis l’avait fait dans « Ascenseur pour l’échafaud ». Thomas est un improvisateur-né mais il connaît par cœur ses classiques, des arrangements du bassiste de Nat King Cole aux orchestrations de Piaf, c’est fascinant. Chez lui, à Portland, on se croirait un peu dans la Factory d’Andy Warhol car la création est partout. C’est passionnant de travailler avec lui.
« Souvenir » est un film flamand tourné en français, c’est assez rare. A quel courant cinématographique vous sentez-vous appartenir ?
Je n’appartiens pas à un courant particulier, mais je connais bien mes classiques ! J’ai beaucoup appris des Hitchcock, des Fritz Lang. Je me reconnais aussi chez Douglas Sirk, Fassbinder ou Almodóvar pour leur style et leurs émotions directes. « Souvenir » est un film flamand, même si c’est difficile à définir. C’est vrai qu’il y a une longue tradition picturale flamande qui se reflète chez beaucoup de designers et créateurs aujourd’hui. Mais en Flandre - et en Belgique en général - on aime aussi les personnages « réels », les pieds plantés dans la terre, avec une réalité sociale forte comme chez les Dardenne. C’est pourquoi j’appprécie aussi énormément le casting belge de « Souvenir », de Jan Hammenecker à Johan Leysen.
Peut-être que ce qui définit le plus mes films c’est l’importance accordée aux émotions des personnages. Pour être au plus près de ces émotions, je stylise au maximum, je recrée un monde onirique. Et c’est dans ce monde que les acteurs évoluent. L’accès à leur imaginaire passe par l’image et la musique. Et finalement cela enlève toute frontière géographique. Mes films peuvent être vus comme des contes universels.
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Isabelle
Huppert
Comment avez-vous rencontré Bavo Defurne et qu’est-ce qui vous a le plus attiré dans le rôle de Liliane ?
J’ai rencontré Bavo le plus simplement du monde : il a fait parvenir le scénario à mon agent Isabelle de la Patellière, à l’initiative de Brigitte Moidon qui en assurait le casting. Je l’ai lu et je l’ai aimé. Le scénario était bien écrit, bien dialogué, assez insolite, avec un côté mélo très assumé. Ce qui s’est confirmé au tournage avec ces plans très oniriques et une esthétique du mélo à la Douglas Sirk. L’histoire est à la fois improbable et charmante, très cinématographique. Une femme ancienne vedette de la chanson devenue ouvrière dans une usine de pâté et qui rencontre un très jeune homme apprenti boxeur avec lequel elle noue une histoire d’amour... ça suscite la curiosité. La chanson, le pâté, le jeune homme... tant d’éléments disparates, on a envie de savoir comment ça peut fonctionner ensemble ! (rires).
Vous nous avez habitués aux “rôles-limites”, est-ce que vous diriez cela de « Souvenir », qui raconte une histoire d’amour avec un grand écart d’âge ?
Pour faire accepter cette limite dans le film, la rendre vraisemblable dans tous les cas, il ne fallait pas la souligner. On prend le film comme un train en marche et cette différence d’âge n’est jamais un obstacle. Si ce n’est, un peu, pour les parents du jeune homme, mais avec légèreté. Le vrai enjeu pour cette femme, c’est comment revenir à sa vie d’avant et surmonter son échec. Comment redevenir cette vedette de la chanson qu’elle était ? Leur univers qui habituellement travaille sur le télescopage des époques musicales correspond parfaitement au film. La stylisation des chansons, leurs chorégraphies, la poésie des décors, la lumière de Philippe Guilbert, tout cela composait un ensemble très inspirant pour les acteurs.
Pour cette performance vous êtes-vous inspirée d’une chanteuse réelle qui ferait un come-back ?
Pas du tout. J’ai cru à un moment que cela serait intéressant de regarder des chanteuses de l’Eurovision, mais il y avait assez d’éléments dans le scénario et autour pour inventer un personnage singulier. Il n’y a pas d’archétype d’une chanteuse de l’Eurovision, tout est possible ! Jusqu’à l’Autrichien Conchita Wurst qui a gagné en travesti !
Les tenues, les robes sont importantes. Avez-vous participé à la création des costumes du personnage de Liliane ?
Les costumiers du film, Florence Scholtès et Christophe Pidre, ont eu l’idée de demander à Johanne Riss, styliste bruxelloise, de créer les deux robes de l’Eurovision : elles sont très belles. Ce sont des robes spirituelles et totalement crédibles, extrêmement seyantes. Pour le reste, il fallait croire à cette femme redevenue ouvrière, mais qui a peut-être gardé en elle un goût pour la couleur et la fantaisie.
Et puis son avenir s’éclaire à nouveau dès lors qu’elle rencontre le jeune homme.
Cela vous a amusée de chanter et de danser pour ce film ?
Bien-sûr, c’est le fantasme de toute actrice de chanter et de toute chanteuse de jouer. La chorégraphie très travaillée de Denis Robert me traçait un axe. Elle donnait une vraie allure, une vraie existence à cette chanteuse.
L’Eurovision a un côté très populaire, ça vous a amusée aussi de changer de registre ?
C’est un registre qui ne m’est pas étranger : « Copacabana » de Marc Fitoussi, « 8 femmes » de François Ozon, « Mon pire cauchemar » d’Anne Fontaine, « Sacs de nœuds » de Josiane Balasko… Mon but était que l’on croit au personnage de Liliane. C’est un personnage assez simple, qui s‘est trouvé face à un échec. Au début, je le prenais pour ce qu’il était, c’est-à-dire très loin de moi. Mais même quand on envisage un personnage comme loin de soi et que l’on travaille sur cet éloignement, il y a toujours un moment où le personnage rattrape la personne, où l’on se rejoint l’un l’autre. On finit toujours par être rattrapé par soi-même. Et puis Liliane revient dans la lumière, comme une actrice.
Comment expliquez-vous cette envie que vous avez de travailler à l’international, depuis « La Porte du paradis » de Michael Cimino ?
C’est une envie depuis toujours, j’ai toujours voulu tourner en dehors de la France, je n’ai jamais imaginé me confiner à la France. Et j’ai eu la chance que beaucoup de cinéastes étrangers fassent appel à moi. J’étais heureuse de retravailler avec un cinéaste belge après Joaquim Lafosse. Bavo Defurne est flamand comme Jan Fabre, comme Dries Van Noten, comme Anne Teresa de Keersmaeker comme tous ces créateurs qui baignent dans un univers artistique et culturel très riche, avec une capacité forte à élaborer du jeu, un vrai travail chez certains sur l’artificialité dans ce qu’elle a de meilleur. Bavo Defurne, avec une grâce évidente sait allier le réalisme et l’onirisme, la fable sociale et le conte populaire.
Comment vous sentiez-vous face à votre jeune partenaire de jeu, Kévin Azaïs ?
Kévin est très jeune mais il a une maturité d’acteur assez surprenante pour son jeune âge, du coup il est totalement crédible. Il a une autorité, un savoir-faire, une connaissance de son métier impressionnante. On ne sait pas d’où ça vient car il n’a tourné que peu de films ! Mais c’est bien là et cela enrichit beaucoup le personnage. On croit à son autorité, à l’ascendant qu’il prend sur Liliane, tout en étant touché par sa fragilité.
Le ton du film est tragi-comique, dans quel domaine vous vous sentez le plus à l’aise ?
Les deux. Le film est une histoire d’amour qui se termine bien alors que tout laisse à penser que ça prend une mauvaise tournure. Les portes du film s’ouvrent les unes après les autres et c’est la légèreté qui l’emporte. Les « acteurs » de cette histoire, et avec eux les spectateurs, font l’expérience et l’apprentissage d’une vie qui se transforme par le miracle d’une rencontre et d’une croyance en l’autre.