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Harold
Crooks
Note d'intention du réalisateur
Ce film, comme les autres documentaires auxquels j'ai contribué, montre de quelle façon les institutions puissantes affectent la vie des gens ordinaires. Dans "The World is Watching", nous avons observé comment le processus de paix en Amérique centrale dans les années 80 était couvert par les médias étrangers. Dans "Bhopal: en quête de justice", nous montrions comment la négligence criminelle d'une industrie chimique avait un impact sur les êtres humains. Dans "The Corporation", nous avons étudié les multinationales omnivores. Et dans "Survivre au progrès", nous analysions l'impact des pratiques de prêts de Wall Street sur l'écologie.
Dès que Nathalie Barton d'InformAction m'a parlé de ce projet, j'ai été séduit, car l'impôt est un prisme qui nous permet de comprendre comment fonctionne le pouvoir: qui a le pouvoir, qui ne l'a pas, et quelles sont les règles qui nous gouvernent.
J'ai travaillé à nouveau avec le monteur Louis-Martin Paradis qui avait participé à "Survivre au progrès", ainsi qu'avec une équipe de cinéastes québécois très talentueux. Nous avons tenté de faire un film instructif, qui soit en même temps une expérience cinématographique.
Avec cette histoire, racontée principalement par d'anciens "insiders" du système qui maintenant sont libres de parler franchement, nous voulons montrer comment le stockage offshore des richesses mondiales met en danger les fruits de vingt siècles de progrès social: la classe moyenne et l'État-providence.
Les leaders occidentaux qui jurent de renverser une inégalité aussi alarmante n'admettent pas qu'ils leur manquent les outils pour engager une action digne de ce nom. Depuis les années 80, l'État-nation - autre fois garant de la sécurité des classes moyennes - est refaçonné en Etat-compétiteur dont le rôle est de rivaliser avec d'autres états pour attirer des investissements privés et des emplois. Et tant pis pour l'État-providence… De plus, une nouvelle économie numérique radicale érode toujours davantage la fonction essentielle de l’Etat, qui consiste à redistribuer la richesse.
Google, Amazon, Apple et d'autres géants numériques font fortune en incorporant le travail "gratuit" de centaines de millions d'utilisateurs non payés dans la chaîne de création de valeur économique, provoquant ainsi la faillite de petites et moyennes entreprises, tout en accumulant leurs profits colossaux dans des paradis fiscaux offshore.
Jouant avec un système d'impôt archaïque, ces grandes entreprises - de même que d'autres multinationales virtuellement apatrides - forcent les gouvernements à une course vers un abîme fiscal. Tandis que les trésors publics deviennent de moins en moins capables de financer l'État-providence, les inégalités de revenus et de richesses atteignent des niveaux inégalés depuis plus d'un siècle.
Ce documentaire illustre la façon dont le système des paradis fiscaux, mis en place à l'origine par des banquiers de la City de Londres dans les anciennes
colonies pour remplacer l'Empire britannique, est aujourd'hui un "espace financier" dérégulé. Dans cet espace hors de tout contrôle démocratique, coule plus de la moitié du stock d'argent planétaire, les profits des multinationales, et d'énormes montants de fonds privés. Mais comme nous le révélons, ce monde offshore est une fiction légale au niveau fiscal.
Les Îles Caïmans et d'autres paradis fiscaux pourraient s'enfoncer sous la mer et rester des centres financiers majeurs. Ils emploient des stratagèmes permettant à leurs clients multinationaux d'être des citoyens de nulle part. Ces milliards de dollars non imposés - la soi-disant richesse "manquante" des nations - restent sous le contrôle de la finance et des grandes entreprises globales, qui utilisent l'effet de levier de leur pouvoir financier pour démanteler l'impôt progressif et l'aide sociale qui assuraient autrefois une égalité croissante au cours du XXe siècle.
Aiguillonnées par un petit groupe de militants pour la justice fiscale des deux côtés de l'Atlantique, les audiences du Congrès américain et du Parlement britannique ont révélé des évitements massifs d'impôt des entreprises et poussé l'OCDE en 2013 à s'engager à mettre fin aux profits offshore des multinationales ainsi qu'à l'érosion des finances publiques. Mais si d'aucuns considèrent cela comme un changement de donne, d'autres craignent que ce soit une mascarade.
Comme les villageois encerclés par les légions romaines dans "Astérix", aujourd'hui chaque nation – quelle que soit sa taille – est cernée par les multinationales. Aucune ne peut gérer seule l'évitement fiscal pratiqué par les grandes entreprises.
Comme le français Thomas Piketty l'explique dans le documentaire, seule la coopération au niveau fiscal entre les nations peut empêcher la disparition de l'impôt sur le revenu des multinationales dans les décennies à venir.
D'autres solutions sont préconisées par les personnes que nous avons interviewées :
- Adapter les règles d'imposition aux nouvelles manières dont les géants d'internet créent de la richesse en exploitant leurs utilisateurs.
- Imposer les transactions financières (Taxe Robin des Bois) sur les milliards de dollars passant par les marchés financiers globaux, opérations que les ex-insiders financiers de Wall Street et de Grande-Bretagne que nous interviewons qualifient d'investissement "socialement inutile".
Pour les spectateurs, voilà ce qu’il faut retenir du "Prix à payer": dans un monde où la richesse des multinationales n'a plus d'adresse fixe, la démocratie ne peut être préservée que si nous agissons en coopérant au-delà des frontières.
Harold Crooks