Malik
Bendjelloul
Quand et comment avez-vous entendu parler de cette histoire pour la première fois ?
En 2006, après avoir travaillé cinq ans sur des documentaires pour la télévision suédoise, j’ai passé six mois à voyager en Afrique et en Amérique du Sud à la recherche de bons sujets. J’ai rencontré Stephen « Sugar » Segerman, à Cape Town, et c’est lui qui m’a parlé de Rodriguez. J’étais abasourdi. C’était la meilleure histoire que j’avais jamais entendu de ma vie. C’était il y a cinq ans. Depuis, j’ai travaillé presque tous les jours sur le film.
Quelles ont été vos impressions la première fois que vous avez écouté la musique de Rodriguez ?
Je n’avais jamais entendu sa musique quand Stephen Segerman m’en a parlé la première fois. J’étais tombé tellement amoureux de son histoire que j’avais presque peur d’écouter sa musique. Je me disais qu’il y avait très peu de chance qu’elle soit aussi bonne que son histoire, que je serais déçu et que je perdrais cet élan initial. J’ai commencé à l’écouter une fois rentré en Europe et je n’en ai pas cru mes oreilles, au sens propre du terme. J’ai cru que mon enthousiasme pour cette histoire avait pris le pas sur mon jugement, et j’ai eu besoin de faire écouter sa musique à d’autres personnes pour voir s’ils étaient du même avis. Leurs réactions m’ont convaincu. C’étaient vraiment des chansons de la même qualité que les meilleurs titres de Bob Dylan ou même des Beatles. Tout le monde range la musique de Rodriguez dans la catégorie “folk”, mais toutes ses chansons sont différentes. Il y en a qui sont folk, d’autres qui sont rock, ou pop, pour certaines c’est du blues. Comme avec n’importe quel grand artiste, il est difficile à cataloguer. Chaque chanson a quelque chose de différent.
A travers l’histoire de Rodriguez, le film traite un sujet rarement abordé, celui des mouvements sociaux menés par des activistes sud-africains blancs pendant l’Apartheid. Est-ce quelque chose que vous avez appris au cours du tournage ?
Quand j’étais jeune, l’Apartheid était constamment évoqué aux informations, mais j’ai l’impression qu’on ne parle plus de cette période depuis l’accession de Nelson Mandela au pouvoir. Pourtant, pendant près de cinquante ans, jusqu’au milieu des années 1990, il y a eu un pays dans le monde dont l’idéologie était une survivance du Troisième Reich d’Hitler. Nelson Mandela a mis en place une politique de réconciliation, et je pense que c’est une sage philosophie, mais je crois qu’on a encore beaucoup de choses à apprendre sur ce qui s’est passé à cette époque. Je n’avais jamais entendu parler d’un mouvement protestataire de blancs progressistes, ça a été une découverte pour moi. Le régime d’Apartheid était éminemment raciste, mais ces militants l’étaient probablement beaucoup moins que les américains les plus ouverts à cette période. Ça ne posait aucun problème à un Sud-Africain blanc éclairé qu’un chanteur ait un nom hispanique et des traits hispaniques. En Amérique à la même époque, si vous vous appeliez Rodriguez on s’attendait à ce que vous jouiez de la musique de Mariachi. Rodriguez était un défi lancé aux Lou Reed et Bob Dylan, à cette scène rock blanche américaine et européenne qui était encore très fermée sur elle-même. J’ai interrogé des gens au hasard dans les rues de Cape-Town, et quel que soit leur âge ou leur sexe, n’importe qui sait qui était Rodriguez.
Quelles ont été vos plus grosses difficultés ?
Le plus difficile a été de rallier les bonnes personnes à ce projet. Pour moi, il était évident que c’était un bon sujet. Si ça avait été écrit par un scénariste, ça aurait été trop gros, trop invraisemblable pour qu’on y croie. Je pensais que le fait que ça se soit réellement passé, et surtout la manière dont ça s’était passé, serait suffisant pour attirer les investisseurs. Mais au final cette histoire fascinait tout le monde… sauf les investisseurs. C’est peut-être parce que c’était mon premier film. J’ai gardé le mail d’un investisseur réputé à qui j’avais envoyé le projet quand il était bouclé à 90%. Il m’a répondu qu’il ne voyait pas là le potentiel pour un long-métrage documentaire de cinéma, qu’au mieux j’avais suffisamment de matière pour un documentaire d’une heure pour la télévision et que par conséquent il ne pouvait pas m’aider. J’étais dévasté, j’ai cru que, sans cet argent, j’étais perdu et condamné à abandonner le film. Cela faisait trois ans que je n’avais pas reçu de salaire et il fallait que je trouve un travail rémunérateur à la place. Mais je sentais bien que ça serait un vrai gâchis de ne pas finir le film. Je me devais de trouver une solution pour payer un monteur, un compositeur pour la musique et un animateur pour les illustrations. Ces trois éléments coûtaient cher mais ils étaient indispensables pour terminer le film et je savais que je n’en avais pas les moyens.
Et puis un jour, j’ai décidé de voir ce que ça pourrait donner si je m’en occupais moi-même. J’ai commencé à tracer l’animation à la craie, pendant un mois, sur ma table de cuisine. Je n’avais jamais fait de peinture de ma vie, mais je me suis dit que cette tentative pourrait servir de croquis et permettrait ensuite de réduire le temps de travail d’un véritable animateur. J’ai fait de même pour la musique, en enregistrant une maquette de la bande-originale sur un logiciel à cinq cents dollars. Et j’ai monté le film du mieux que j’ai pu sur Final Cut.
C’est là que la chance a tourné en ma faveur. J’ai pris contact avec Simon Chinn et John Battsek et je leur ai montré ce sur quoi j’avais travaillé. Ils ont adoré le film. Ils m’ont beaucoup aidé et ils ont eu plein de bonnes idées. Quand je leur ai demandé à qui ils pensaient pour s’occuper du montage, de l’animation et de la musique, ils m’ont pris de court en disant qu’ils trouvaient que tout était déjà en place. Tout d’un coup, sans que je sache vraiment comment, le film était prêt. Il était enfin terminé.
Qu’est-ce que vous pensez du film aujourd’hui ? Est-ce qu’il ressemble à ce que vous aviez imaginé au départ ?
Quand je me suis attaqué au projet, j’envisageais un documentaire télé d’une demi-heure, ce qui correspondait au type de projets sur lesquels j’avais travaillé jusque-là. Mais je suis tombé totalement amoureux de cette histoire et je m’y suis consacré entièrement. Je ne m’étais jamais impliqué plus d’un mois sur un projet auparavant. Or, j’ai fait le compte la semaine dernière, et j’ai passé 1000 jours sur « Sugar Man ». Au bout des six premiers mois, 80% du film existait, ce sont les 20% restants qui ont occupé ces trois dernières années. Ça a été le jour et la nuit à partir du moment où Simon Chinn et John Battsek m’ont rejoint. Ils sont tellement intelligents, efficaces et talentueux. En toute honnêteté, leur simple collaboration a représenté l’équivalent d’une année de travail supplémentaire sur le film. C’est difficile quand on tourne un premier film de convaincre les gens en place du potentiel de ce qu’on veut raconter. La première fois que j’ai appelé Simon, je suis tombé sur le standard. J’ai demandé qu’on me le passe rien que trois minutes en promettant que mon sujet était « aussi incroyable que celui du « Funambule ». »
Qu’espérez-vous que les spectateurs retirent du film ?
J’espère que les spectateurs vont être émus. Je pense que la plupart des réalisateurs espèrent que leur film touche même physiquement, au-delà d’une simple appréciation intellectuelle. Quand je regarde un film ou que je lis un livre, si j’ai ne serait-ce qu’un peu la chair de poule ou la larme à l’œil, c’est bien plus gratifiant que n’importe quel plaisir intellectuel. C’est compliqué de toucher des spectateurs de manière profonde, les gens se protègent énormément. Raconter correctement une histoire de manière à ce qu’ils se sentent impliqués est déjà un énorme défi en soit. Et lorsqu’ils ne prêtent pas 100% de leur attention au film, ils font barrage à leurs émotions.
Qu’avez-vous appris tout au long de la réalisation de ce film ?
J’ai appris qu’il était possible de vivre sa vie selon ses propres lois. Même si ça conduit à faire d’énormes sacrifices, c’est votre vie et vous le regretterez si vous n’essayez pas. Rodriguez n’a pas voulu se conformer aux standards ou aux règles établies. Il a dit ce qu’il voulait dire, et il a attendu ensuite que les gens accueillent sa musique et son éthique, et non l’inverse. Je crois qu’on a tous beaucoup à apprendre de sa démarche. Peut-être qu’en compromettant vos rêves vous pourriez gagner plus d’argent ou avoir plus de succès, mais ne vous enfoncez pas dans cette voie-là ! Rodriguez avait l’habitude de répéter cette formule : « N’acceptez pas de bonbons d’un étranger ». On pourrait appliquer ça à la réalisation. En tant que réalisateur, on peut faire appel à des Instituts et récolter des fonds en pensant que tous les problèmes seront réglés, mais ça engendre aussi des sacrifices. On obtiendra peut-être l’argent mais, dans l’attente, on aura peut-être perdu l’inspiration et la passion qui nous animaient une année plus tôt. Si on veut être fidèle à soi-même, il faut se fixer ses propres règles, comme utiliser son propre argent et, si on n’a pas grand-chose, faire un film à petit budget. C’est devenu beaucoup plus facile avec le numérique. S’il s’avère que le film est bon, vous pouvez le vendre et préparer le prochain avec l’argent gagné. Les temps ont changé, tourner n’est plus aussi cher qu’avant. Camilla Skagerström, ma directrice de la photographie, a gagné le Prix Spécial du Jury à Cannes l’an dernier pour un court-métrage qui lui a coûté 3000 dollars. Elle n’a pas fait de compromis. Si vous voulez faire un film il faut que ce soit votre film, produit selon vos conditions et avec l’énergie qu’on ne peut insuffler qu’en ayant l’illusion que tout est possible et que vos rêves vont s’accomplir. N’attendez pas de récolter l’argent jusqu’à en perdre l’étincelle, faites-le de toute façon. Rodriguez a fini par trouver son public de la même manière. Pourquoi ? Parce qu’il est resté fidèle à ses idéaux. A tel point qu’on avait l’impression qu’il faisait presque exprès de cacher son talent et d’esquiver le succès. Mais au final, c’est le contraire qui est arrivé. Sa créativité était sans compromission, et donc irréprochable. Je pense que tout artiste doit vraiment prêter attention à ça. Leur véritable trésor est leur intégrité, leur dignité, leur inspiration et passion. C’est cela qu’il faut protéger à tout prix.
Philippe
Garnier
A histoire extraordinaire, film extraordinaire : on n'est guère étonné que Simon Chinn -- producteur de ces autres histoires hors normes que sont les documentaires « Le funambule » et « Projet Nim » -- soit impliqué dedans, encore qu'on se demande ce qui lui a pris si longtemps pour le faire. Car « Sugar Man » est une œuvre de passion, menée seul durant plus de trois ans par un forcené nommé Malik Bendjelloul, un jeune homme qui n'avait jusqu'ici réalisé que des sujets de huit minutes pour la télévision suédoise (Sugar Man a commencé sous cette forme). C'est une œuvre qui a aussi très réellement risqué de ne jamais être finie ni distribuée – plutôt approprié pour un film qui raconte l'histoire d'un tricard qui était célèbre sans le savoir et a passé les dernières quarante années dans l'obscurité la plus complète à Détroit. Mais on se dit aussi qu'il est heureux que cette histoire n'ait pas été racontée par un documentariste chevronné pour lequel ce serait juste son cinquième film et sa chance à un troisième oscar. Il est au contraire inespéré que l'aventure du film fasse si bien le pendant au parcours encore plus inouï d'un homme connu et révéré sous le nom de Rodriguez, mais seulement aux antipodes, et pas du tout dans son pays ni en Europe.
Détroit à la fin des années soixante était à la fois un foyer culturel intense, une ville industrielle dure où les inégalités sociale et raciales éclatèrent au grand jour lors des émeutes de juillet 1967, et aussi une sorte de carrefour générationnel : on y trouvait de plus en plus de jeunes qui essayaient d'éviter la conscription et d'être envoyés au Vietnam. Toronto et le Canada étaient des terres d'asile proches. C'est dans cette ambiance riche et diverse que Sixto Rodriguez, fils d'immigrant mexicain, a commencé sa vie. Né en 1942, il a eu vite fait d'apprendre l'anglais et d'oublier sa langue maternelle, sans pour autant délaisser la musique du pays que jouait parfois son père, un homme qui a travaillé dur toute sa vie dans les fonderies. Mais le fief et terrain d'élection du jeune Rodriguez furent la rue, puis les bibliothèques et les pubs du campus de Wayne State University. Comme il le chantera plus tard dans « A Most Disgusting Song », un des morceaux les plus frappants du deuxième album qu'il ira faire à Londres en 1970 : « J'ai joué dans toutes sortes d'endroits possibles / Bars à pédés, bars à putes, et enterrements de motards, / Dans des salles d'opéra, des salles de concert et des centres de réhabilitation. / Et j'ai découvert que partout c'était les mêmes gens / Alors si vous écoutez bien, peut-être que vous reconnaîtrez quelqu'un que vous connaissez dans cette chanson. / Une chanson sacrément dégoûtante. »
En fait, s'il se sapait avec l'élégance d'un Mitch Ryder (qui sévissait alors sur les ondes avec ses Detroit Wheels et des tubes comme « Devil With the Blue Dress On »), et s'il faisait encore plus mystérieux et cool que Question Mark & the Mysterians (« 96 Tears »), Rodriguez suivait sa muse à lui et se tenait à l'écart de la scène musicale extraordinairement riche de Motor City à l'époque : non seulement Motown, bien sûr, mais aussi Ted Nugent et ses Amboy Dukes, Grand Funk Railroad, les MC5 et les Stooges. . . Rodriguez, lui, avait plutôt la tête dans le cinéma et la politique. Tout jeune, la radio lui avait amené Jimmy Reed, les groupes de filles, les quintets de rue doo-wop. Et la vogue du « protest song » ne l'avait pas laissé indifférent non plus. Il est pourtant caractéristique qu'il n'ait jamais été remarqué par un artiste du cru, ni que personne de connu ne se souvient de lui à Détroit, sauf quelques personnalités majeures du music business. C’est que Rodriguez, malgré ce qu'il en dit dans sa « chanson très dégoûtante », ne jouait à l'époque que dans des clubs interlopes ou des poubelles près de la Detroit River, comme le Sewer-by-the Sea (l'égoût avec vue sur la mer), ou le In-Between. Le chanteur compositeur avait pourtant déjà fait un simple en 67 sur Impact, le label de Harry Balk, qui avait eu des succès avec Del Shannon et Little Willie John. Le simple n'avait pas marché, mais il était déjà produit par le guitariste Dennis Coffey et l'arrangeur Mike Theodore. Ceux-ci se souviennent encore aujourd'hui en riant de la touche qu'avait Rodriguez sur scène : il chantait dans des endroits enfumés et mal fréquentés, en tournant le dos au public clairsemé ; il jouait généralement avec juste un batteur, des sets qui comprenaient des versions de chansons connues, des blues, et des compositions à lui – des choses frappantes et véhémentes, avec un ton bien dans l'époque, mélange d'arrogance et de sarcasmes, mais très efficaces. Le In-Between était un bar gay. On a peine à l'imaginer lors de ces concerts de l'après-midi (le bar était bondé dès quatre heures), chantant des trucs comme « Crucify Your Mind » devant des folles et des travelos.
Entre temps, Dennis Coffey avait joué de sa guitare magique « wah-wah » sur les tubes des Temptations comme « Cloud Nine » et « Ball of Confusion » ; Theodore et lui avaient présidé aux débuts du groupe Rare Earth. Mais ils demeuraient impressionnés par le jeune troubadour mexicain si mystérieux qui leur donnait toujours rendez-vous à un coin de rues, jamais chez lui ni chez eux, comme le dealer de dope qu'il chante dans « Sugar man » (on nous donne l'identité du pusher dans le documentaire). Rodriguez leur avait aussi amené une bande où il chantait ses nouvelles chansons juste avec sa guitare acoustique. Sur la foi de cette démo, les deux producteurs réussirent à convertir Clarence Avant, une légende du métier (Venture Records, la branche noire de MGM) qui venait de se voir offrir par Buddah Records un label subsidiaire basé à Beverly Hills, appelé Sussex. Même si Avant et Sussex devaient un peu plus tard connaître des méga-succès comme « Scorpio », un instrumental de Coffey, et surtout « Ain't No Sunshine » et « Lean On Me », de Bill Withers, Cold Fact allait être la première sortie du nouveau label. Malgré les arrangements un peu datés, Cold Fact frappe surtout par son côté éclectique, et principalement par la voix incroyable de Rodriguez. Aujourd'hui, la réaction principale des gens qui voient « Sugar Man » pour la première fois et découvrent Rodriguez c'est : « Où était-il tout ce temps-là ? », suivie de très près par « Où puis-je me procurer ça ? ». La musique sur ce disque est forte à ce point. Il faut qu'elle le soit, parce que la production, qui sent bon son époque, le fait sonner successivement comme Neil Diamond, Bob Dylan à son plus sarcastique, Jose Feliciano et les Mama and Papas. Parfois comme un Donovan basané.
Avant de pouvoir sortir son disque, Rodriguez a cependant dû résoudre un problème familier à tout chanteur débutant : se libérer d'un précédent contrat qui le liait encore pour sept ans à Harry Balk, qui depuis qu'il était passé président chez Motown considérait que tout ce que faisaient Coffey et Rodriguez lui appartenait encore. Rodriguez, déjà animal politique, trouva l'ingénieuse solution de s'incorporer, fondant une entité enregistrée dans le Michigan nommée Sixth Prince, et disant que c'était son frère (Jesus) qui avait écrit toutes les chansons, se rendant ainsi libre de signer avec qui il lui plaisait. Ce qui explique les attributions des chansons sur Cold Fact – qui devaient longtemps mystifier ses fans des antipodes -- , mais ce qui confirme aussi que Rodriguez était un être un peu spécial, non sans ressources – et certainement pas le quasi-clodo pour qui on le prenait généralement. Mais Cold Fact fut un des bides les plus obscurs et l'un des disques les plus rares de la période. Même pas rare, en fait, puisque personne ne le cherchait, ne figurant sur aucune «liste» de collector. Immédiatement coulé dans l'oubli au fond du lac Erié. Comme le dit Clarence Avant dans un des meilleurs moments du documentaire, l'album a dû se vendre « à quatre exemplaires » en Amérique. « Personne ne voulait écouter ça. Peut-être que c'était trop politique. Peut-être que c'était trop ci ou trop ça. Moi j'étais le premier surpris par ce bide complet, parce que je trouvais ce disque et ce gars formidables. » Cela n'avait peut-être pas arrangé ses affaires que Rodriguez, lors de son concert de promo californien à l'Ash Grove de Santa Monica, ait invité le leader des Bérets Bruns (équivalent chicano des Black Panthers) à haranguer le public durant le concert – ce qui lui valut une critique incendiaire dans le Hollywood Reporter.
Mais ni Avant, ni surtout Mike Bogart, le patron de la maison mère Buddah, n'avaient perdu foi en Rodriguez : au point de l'envoyer à Londres enregistrer son deuxième album sous la houlette de Steve Rowland, un acteur (neveu de Louis B. Mayer !) devenu producteur de disques qui avait travaillé avec les Pretty Things et Jerry Lee Lewis, et devait deux décennies plus tard signer les groupes Cure et les Thompson Twins. Rowland, un fervent admirateur de Cold Fact, donna à Rodriguez un traitement plus empathique que l'avaient fait Cuffey et Theodore : Coming From Reality est à bien des égards un disque supérieur au précédent, même s'il ne contient pas de hit évident comme « Sugar Man » ou « I Wonder ». Le guitariste de studio émérite Chris Spedding (Jack Bruce, Nillson, Roxy Music, Sex Pistols etc…) et le batteur Tony Carr (Donovan, Wings) jouaient sur Coming from Reality, avec des arrangements à la Nick Drake fournis par Phil Dennys, qui avait travaillé avec Colin Blunstone, des Zombies. L'album reçut de bonnes critiques mais, comme Cold Fact, tomba immédiatement dans l'oubli.
Le film de Malik Bendjelloul commence sur une route du littoral de Cape Town, et la première personne à parler le fait avec un fort accent sud-africain. C'est l'effet « de l'autre côté du miroir » qu'il fallait donner à cette histoire, le revers de la médaille. Car cet homme qui parle au volant de sa voiture est un disquaire un peu allumé, du nom de Stephen Segerman, « Sugar » pour les intimes, en raison de sa passion pour Rodriguez et sa chanson la plus controversée. C'est lui qui nous raconte l'histoire incroyable : le succès improbable mais bien réel de Cold Fact en Afrique du Sud, alors en plein rigor mortis de l'Apartheid. Introduit par une touriste anglaise et immédiatement piraté, le disque devint vite une sorte de culte underground, au point d'être finalement distribué par une maison de disques – première d'une longue liste de compagnies qui vendirent un demi-million de disques de Rodriguez, apparemment sans verser un sou à l'artiste. Car l'artiste, renseignements pris, et réponse non concluante, était aux abonnés absents, introuvable, définitivement mystérieux. On fabriqua même la rumeur commode selon laquelle il se serait suicidé sur scène, par balle ou en s'immolant par le feu, comme cela commençait à se faire à l'époque en Asie du sud-est. « Dead men don't dance » ; et ne touchent pas de royalties.
Segerman est raisonnablement convaincant lorsqu'il explique que durant des dizaines d'années il ne serait venu à l'esprit de personne au Cap et à Johannesburg que Rodriguez puisse être totalement inconnu dans son pays, puisqu'il était chez eux « bigger than the Rolling Stones », comme l'affirme un des arsouilles de maison de disques dans le film. Le disque avait aussi trouvé écho en Australie et en Nouvelle Zélande, dans une moindre mesure. Quelqu'un d'autre affirme dans le film que Cold Fact, un disque qui avait sa place dans tous les foyers blancs du pays aux côtés d'Abbey Road et de Bridge Over Troubled Water, était « the soundtrack of our lives ». C'était l'époque où l'Afrique du Sud était boycottée par le monde entier, où la télévision n'existait pas et où les Beatles étaient interdits d'antenne, au même titre que « Sugar Man » (ce moment quand on nous montre la page rayée à la Maison de la radio!). La chanson a été qualifiée d' « une des plus grandes chansons sur l'héroïne avec celles du Velvet Underground », mais quand on écoute les paroles on se dit que Rodriguez était moins regardant sur le genre de dope qu'il chantait : « Pour une piècette, ramène-moi toutes les couleurs de mes rêves/ Navires d'argent magiques vous apportez / Jumpers, coke, sweet Mary Jane. . . ». Même les beaufs censeurs Afrikaners savaient que le bougre ne parlait pas de blousons, ni de boisson pétillante. Son autre tube, « I Wonder », était devenu un hymne pour toute une jeunesse réprimée sexuellement. Il leur suffisait d'entendre ces mots, incroyables à l'époque dans la pop : « Je me demande combien de fois tu t'es donnée (on peut aussi facilement comprendre « gave head », combien de fois tu as sucé) / Et je me demande combien de plans ont mal tourné . Je me demande combien de fois tu as baisé . Et je me demande qui sera le prochain . I wonder I wonder I do. » Nous aussi, on se demande. Rodriguez était instantanément devenu le héros improbable d'une jeunesse frustrée (le concept du Latino, en terre Afrikaner, devait être aussi passablement nébuleux, encore qu'ils l'aient sûrement pris pour une sorte de Geronimo hippie). Les groupes de rock sud-africains blancs – un des premiers ferments de rébellion – reprenaient ses chansons, et furent immensément influencés par Cold Fact. Certains allaient jusqu'à se faire tatouer la pochette du disque sur leur biceps.
A la fin des années 1990, tout ça était encore un bon souvenir pour beaucoup de gens en Afrique du Sud. Jusqu'au jour où Segerman rencontre une touriste américaine qui lui demande où elle pourrait trouver un CD de Cold Fact, ajoutant qu'elle l'avait entendu au Cap lors d'un précédent voyage, mais que le disque était rigoureusement introuvable aux States et en Europe. Frappé par cette découverte, « Sugar » commence à gamberger. Et la première moitié du film consiste en cette laborieuse enquête, que notre homme s'ingénie à rendre encore plus ardue qu'elle a dû l'être. Ayant recruté l'aide d'un compatriote journaliste, Craig Bartholomew, ils tentèrent de remonter les filières, mais en vain. Sugar se contenta de créer un site à la gloire de Rodriguez, avec encore toute la mythologie intacte, et Barholomew finit par écrire un article, avouant n'avoir pas pu résoudre le mystère entourant la mort dramatique du chanteur – qui valait pourtant celle du créateur de « I Shot the Law », Bobby Fuller (mort par ingestion d'essence).
Tout ceci, et plus, est l'incroyable histoire de Rodriguez et de sa renaissance aux Antipodes, suivie de sa redécouverte en Amérique grâce aux ressorties des albums par Light in the Attic, un label dont la vocation est de faire revivre les coups foireux, les vies cachées, les carrières cassées. Mais celle de Rodriguez transcende bien tout ça.
« Sugar Man » serait déjà un sacré film s'il s'arrêtait là, sur ces images incroyablement émouvantes de Rodriguez rencontrant enfin ses fans et les enfants de ses fans devant des salles de cinq mille personnes ("Merci de m'avoir maintenu en vie" leur lance-t-il à un moment – un très beau moment qui vous font lever les petits cheveux sur la nuque). Mais pour ceux qui connaissaient déjà cette histoire (dont je fais partie, ayant écrit un article d'une page sur Rodriguez dans Libération en juillet 2008), le film commence réellement quand on découvre Rodriguez à Détroit. Tout le fourbi orgiastique sud-africain s'est déjà passé, et pourtant à le voir mettre brindille après brindille dans son poêle à bois dans sa bicoque, à le voir marcher dans la neige pour se rendre au travail (une maison qu'il démolit pour la rénover de fond en comble), on se dit que rien n'a dû réellement se passer. Et il a maintenant 65 ans (dans le film). Où est l'argent des royalties ? Où est l'argent des tournées? Mais, plus important encore, que pense-t-il de tout ceci ?
Là-dessus, Rodriguez fait preuve d'un calme et d'une modestie impressionnantes. Tout comme il ne s'était pas démonté lors des tournées triomphales en Afrique du Sud, comme s'il avait toujours attendu ça, s'était toujours attendu à ce que cette pourtant fort improbable reconnaissance arrive un jour, de retour à Détroit il redevient Rodriguez l'homme de peine, l'homme de famille, l'homme politique ; qui travaillait chez Chrysler alors même qu'il faisait ses disques, et puis comme ouvrier sanitaire et démolisseur, mais qui a aussi obtenu un diplôme de philosophie à Michigan State, et s'est présenté pas moins de trois fois aux élections municipales ! (ils écorchaient toujours son nom sur les bulletins de vote). Quand Bendjelloul lui demande s'il a été déçu de l'échec commercial de Cold Fact à l'époque, il se contente de dire, moins fataliste que poète existentiel : « Mmmmm, it's the music business, there's no guarantee. » Aucune amertume, aucun triomphalisme, aucun mot revanchard. L'homme est un saint. Mais un saint qui ne veut pas souffler dans sa trompette, préférant laisser aux autres le soin d'expliquer son cas. Et c'est là que le film trouve sa dimension ultime, peut-être celle qui vous le garde en tête si longtemps après : l'éloquence incroyable de ces gens qui nous parlent de Rodriguez. Qu'ils soient barmen, maçons, ouvriers sanitaires, qu'ils soient les trois filles de Rodriguez, c'est comme si notre homme les avait tous irradiés, comme si son calme, sa vertu et son humour avaient déteint sur tous ceux qu'il a côtoyés de près ou de loin durant sa vie tranquillement héroïque. Le maçon Jerome Ferreti, quand Rodriguez lui a montré les articles sur lui après la tournée sud-africaine : « Je croyais qu'il avait fait ça au Photoshop. Je veux dire, il m'a aussi montré un truc, sur le site, sur lui, ils avaient mis sa tronche sur un carton de lait. . . » (comme on fait en Amérique pour les enfants disparus que les parents recherchent).
Rian Malan, peut-être le journaliste le plus célèbre d'Afrique du sud depuis le succès planétaire de son extraordinaire livre sur l'Apartheid, « My Traitor's Heart », (mais quelqu'un qui s'était exilé à Los Angeles durant ces années et travaillait pour des journaux rock à Los Angeles, où je l'ai connu), fait deux interventions sans prix, non seulement parce que sa présence et son élégance sont inestimables, mais aussi parce qu'il est plus détaché et a plus d'humour que les autres frappés de « Sugar Man » : « Quand j'ai lu qu'on avait retrouvé Rodriguez aux States, qu'il était bel et bien vivant et allait venir jouer des concerts à Cape Town et Johannesburg, j'ai bien sûr cru à un gag, à une escroquerie. Mais en y repensant, je me suis dit que personne ne pouvait être assez con pour inventer un gag aussi mal fichu, aussi énorme. » Il est également bon perdant, après avoir interviewé Rodriguez pour le Telegraph à Londres : « Je n'en ai rien tiré du tout ! Il reste un mystère complet, et c'est bien ça la beauté de la chose. »
Tout documentaire a besoin d'un moment dramatique, et c'est souvent le « vilain » de l'histoire qui le fournit. Bendjelloul ne faillit pas à la tradition : son interview de Clarence Avant, retrouvé plus que nanti à Beverly Hills, est des plus craquantes, à cause de la vivacité, de l'humour, de la présence du music man. Quand il bétonne d'un air goguenard contre les questions insidieuses sur les royalties, il donne l'incrédule mot de la fin, qui pourrait résumer presque toute l'industrie du disque : « Buddah Records n'existe plus. Je n'existe plus. Vous croyez vraiment qu'une compagnie va se soucier d'un contrat de distribution qui date de quarante ans ? Moi en tous cas je sais que ne m'en soucierais pas. » C'est aussi revigorant de voir retourné le sempiternel cliché de l'artiste noir grugé par l'homme d'affaires blanc, souvent juif. Ici c'est un industriel du disque noir qui gruge un Latino, même si le film reste dans le non-dit à ce sujet (et, après tout, peut-être que le pognon des antipodes n'a jamais atterri chez lui, n'a jamais été versé).
L'histoire abonde aussi en détails poétiques et symétries improbables : le guitariste Willem Möhler, du groupe Big Sky, qui chantait les tubes de Rodriguez dans son répertoire des années 70 et est retiré des voitures depuis des années, qui s'entend dire au téléphone (par Segerman): « Rodriguez vient jouer au Cap, il n'a pas de groupe derrière lui, ça vous dirait de vous reformer et de jouer avec lui ? » Comme quoi il n'y a pas que Rodriguez qui a dû retourner à sa citrouille, une fois finis les soirs enchanteurs. Et la tournée sud-africaine a affecté la vie même de la famille Rodriguez : sa fille Eva est tombée amoureuse d'un des gardes du corps durant la tournée et Sixto a maintenant un petit-fils sud-africain.
Eva Rodriguez fut d'ailleurs une des premières chevilles ouvrières de « Sugar Man ». Malik Bendjelloul était au Cap quand il a entendu l'histoire et a commencé sa quête. Mais, comme ce fut le cas pour James Marsh sur « Le funambule », son problème était évidemment que tout s'était déjà passé. Et, contrairement au film sur Philippe Petit et son exploit, il n'y avait aucune image d'archives sur Rodriguez à Détroit dans les années 60-70. Sachant cela au départ, Bendjelloul avait décidé (peut-être à tort) d'utiliser des séquences d'animation, dont deux subsistent dans le documentaire. « Mais il devait y en avoir beaucoup plus, » explique aujourd'hui le réalisateur. « Et même celles qui subsistent ne sont pas telles que je les envisageais ! » On reste en effet un brin interloqué lorsqu’arrivent ces silhouettes tout droit tirées de Second Life, que Malik a bidouillées d'après ses croquis sur son laptop. L'intéressé explique encore : « J'ai passé plus de trois ans à faire ce film, les « producteurs » que j'avais alors ne me donnant que des billets d'avion et de quoi téléphoner. Je crevais la dalle littéralement, au point que j'ai dû m'arrêter en 2010. J'avais 90 % du film fini. Je savais aussi que je retomberais sur mes pieds un jour, parce que j'avais le support du Swedish Film Institute. Mais j'ai dû travailler sur autre chose. Quand même, ça me turlupinait. J'avais essayé de contacter Simon Chinn au téléphone mais n'avais jamais eu de réponse. Et puis un jour, j'avais vingt-quatre heures en transit à Londres, j'ai appris qu'il était là. Je l'ai appelé de nouveau et l'ai supplié de me donner une demi-heure de son temps, que je lui raconte l'histoire. Il a accepté, et une fois entendu ce que j'avais, il est venu à bord. Il m'a tout de suite obtenu que le film soit accepté à Sundance, mais on était en décembre et maintenant que j'avais l'argent dont j'avais besoin pour rendre mon film « professionnel », tous les animateurs étaient pris ! Simon Chinn n'a pas voulu laisser passer l'occasion (moi non plus!), et il a été décidé que le côté hétéroclite, bouts de ficelle, du doc, marchait plutôt bien avec l'histoire qu'on avait à raconter. On a donc montré le documentaire tel quel, et il a été très bien reçu à Sundance. »
C'est vrai que l'économie du film correspond assez bien à l'éthique de vie de Rodriguez, à la frugalité qu'il pratique encore aujourd'hui, quasiment aveugle, à soixante-dix ans passés. Et le film est devenu un conte de fée grandement aussi improbable que le retour de Rodriguez dans les salles de concert. Lorsque je parlais à Malik Bendjelloul, il venait de présenter « Sugar Man » au festival des Hamptons à New York et filait à Chicago pour une autre apparition. Il allait aussi se faire interviewer par le New York Times. Et Sixto Rodriguez passerait sur l'émission de David Letterman quelques semaines plus tard. – le plus énigmatique et mutique des artistes sur le talk-show du plus grégaire et beauf des vedettes de télé. On est content pour ce genre de consécration ultime, mais on espère qu'il n'y fera que chanter. Comme par exemple la fin de la dernière chanson de Cold Fact: « Merci pour ton temps / Remercie-moi du mien / Et la ramène pas. »