Martti Helde
A quand remonte votre désir de devenir réalisateur ?
Au départ, je rêvais d’être acteur, et j’ai fait partie d’une troupe de théâtre durant toute ma scolarité. Mais à l’âge de quinze ans, j’ai reçu une caméra. J’ai alors tourné mon premier court-métrage. Cela parlait de l’Union Européenne, c’était un petit film très sarcastique, qui a beaucoup fait parler de lui dans la presse en Estonie. J’avais tout juste 16 ans, et j’ai su que j’avais trouvé ma voie : réaliser des films. J’ai réussi à entrer dans l’école de cinéma qui regroupe les étudiants de tous les pays Baltes, et qui est d’un très bon niveau. J’ai étudié la réalisation durant les quatre années que dure la scolarité, puis pour mon Master, j’ai étudié la mise en scène de théâtre. Je voulais être au plus proche des acteurs, mieux connaître leur langage.
Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser aux déportations d’Estoniens en Sibérie, du temps de Staline?
D’abord, il y a eu beaucoup de sujets écrits autour de la commémoration de ces évènements, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de l’invasion soviétique, en 2011.
D’autre part j’ai un grand-père qui est parti faire la deuxième guerre mondiale alors qu’il avait tout juste dix-neuf ans. Il a perdu une jambe, a été amputé, puis arrêté par les Russes et envoyé dans un camp en Sibérie. J’ai grandi en l’entendant parler de la guerre, des Russes, des camps de prisonnier. Tout cela m’était devenu presque familier. Mon grand-père était quelqu’un d’exceptionnel. Après la guerre, il est devenu avocat, puis des années plus tard, il a choisi de devenir prêtre. Il a eu une grande influence sur moi. A sa mort, j’ai compris que, comme lui, les rares témoins encore vivants allaient disparaître et qu’il n’y aurait bientôt aucune trace de leurs témoignages. J’ai donc décidé de faire un film sur ce sujet.
De quelle documentation disposiez-vous ?
Quasiment rien n’existe. Il n’y a aucun film, aucun documentaire sur les camps en Sibérie, aucune photo non plus, car les Russes, contrairement aux Allemands, ne faisaient pas d’archives. Alors j’ai consacré une année à lire tous les témoignages biographiques existants sur le sujet, à rencontrer les survivants qui acceptaient de parler. J’ai fouillé les archives, et c’est ainsi que j’ai pu lire les lettres qu’Erna avait écrites, mais jamais envoyées, puisqu’elle ignorait où se trouvait son mari. Le miracle est qu’elle ait conservé ses lettres. C’était une femme assez incroyable pour son époque, car, dans les années quarante, être mariée, mère de famille, et poursuivre des études de philosophie, tout cela montre à quel point elle avait une personnalité, une force hors du commun.
C’est la lecture de ces lettres qui a déterminé la forme du film ?
En lisant, dans ses lettres, la description qu’elle fait du temps, la façon dont elle explique que pour elle, le temps s’est arrêté en Sibérie, et que sa seule réalité, ce sont les souvenirs qu’elle a du passé, en lisant ce passage je me suis dit : « Très bien, dans ce cas je vais filmer ce qu’elle décrit. Je vais figer le temps, de façon à ce que le spectateur ressente exactement ce qu’elle décrit. »
Malheureusement, il y a sans doute des lettres qui manquent, donc j’ai dû en rallonger certaines. J’ai également dû écrire la lettre de son mari. Son parcours est facile à imaginer. Le système soviétique appliquait un principe simple : il fallait séparer les familles, pour les affaiblir. Donc, une fois arrêtées, les familles étaient emmenées à la gare. Les hommes montaient dans un wagon marqué A, comme « Arrestations », les femmes et les enfants montaient dans les autres voitures. Et, au passage de la frontière, on détachait du convoi les wagons des hommes. En fait, le quai de la gare était la dernière fois où les hommes voyaient leurs familles. 90% d’entre eux étaient ensuite exécutés dans leur camp de prisonnier. On ne peut même pas dire que c’était parce qu’ils étaient des opposants au régime. Simplement, ils étaient d’une autre nationalité, et cela suffisait pour en faire un ennemi des Soviétiques.
Comment arrêter le temps, au cinéma ?
Je ne me suis pas posé la question, car il m’a semblé tout de suite évident qu’il fallait figer ce que je montrais. Je me suis dit : « OK, le temps s’est arrêté, donc, personne ne bouge, sauf la caméra »…Voilà, cette idée m’est venue tout de suite, et je ne l’ai pas remise en question. Car elle m’a semblé juste, par rapport au spectateur. Je savais que ce serait difficile, mais j’aime la difficulté, et le travail ne me fait pas peur…
Qu’attendiez-vous du spectateur ?
Je voulais prendre le contrôle sur lui. Dans un film « normal », le spectateur est libre de regarder où il veut, à l’intérieur d’un plan. Moi, je voulais le forcer à regarder ce que je lui montrais. Il n’a pas le choix, il ne peut pas s’échapper, il ne peut pas aller plus vite ni regarder ailleurs. Il est prisonnier de chaque plan. Comme Erna est prisonnière de la forêt en Sibérie.
Comment avez-vous choisi vos deux acteurs ?
Je connaissais depuis longtemps Laura Peterson, l’actrice principale. Son père est un metteur en scène de théâtre respecté et connu, il a été mon professeur, et je l’admire beaucoup. Laura est très connue en Estonie. Je l’ai choisie car elle incarne la sensibilité de l’Estonie des années quarante : elle dégage une innocence, une fragilité, presque une naïveté, typiques de cette époque. Tarmo Song, qui joue son mari, vient de la même troupe de théâtre. C’est quelqu’un de solide et de bon. Ils ont tous les deux apporté énormément à leurs personnages. A la toute fin du film, après avoir terminé le montage, nous avons enregistré la voix off. Entre temps, Laura était tombée enceinte et j’ai eu peur que cela affecte son souffle, mais en fait pas du tout, et tant mieux, parce que j’adore son timbre de voix.
De quelle façon avez-vous préparé le tournage ?
J’ai passé une année entière à lire toutes les biographies existantes, à écouter tous les témoignages que je pouvais trouver. J’ai pris des notes, et j’ai aussi essayé de visualiser tout cela, de comprendre à quoi ressemblaient les intérieurs et les vêtements des prisonniers par exemple. Sur mon bureau, je faisais des tas. Quand j’avais une idée de scène, je posais une étiquette sur un tas, et un an plus tard, avec mon bureau recouvert d’étiquettes, j’ai vu ce que j’allais devoir filmer. Je n’ai jamais écris un scénario. Comment écrire, au présent, un temps qui n’est pas le présent ? Quand j’avais l’idée d’une scène, je prenais une grande feuille de papier et je la dessinais. Qu’allait-on voir ? Par où la caméra allait-elle passer ? Si elle faisait un aller-retour à l’intérieur d’un même plan, qu’est ce qui devait avoir changé, au retour ?
Comment s’est déroulé le tournage ?
Le « comment » a été déterminé par le « quand », car nous avions beaucoup de mal à financer le film. Tout le monde trouvait l’idée séduisante, mais personne ne voyait comment la réaliser, et sans scénario, ca devenait vraiment compliqué. Donc, nous avons tourné en tout durant 3 hivers et trois étés…Avec en tout plus de 700 figurants, et cinq acteurs pour les rôles principaux. Comment ? Une scène très compliquée, avec une durée de plan très longue (soit environ huit minutes) nécessitait en moyenne six mois de travail, une scène plus simple environ deux mois. On choisissait les acteurs, on les prenait en photo, puis on visualisait le décor, la scène, on posait leurs photos par terre, pour décider qui on verrait à quel moment du plan…C’était un travail méticuleux. Et, quelque soit la scène, il y avait, au bout de cette préparation, une seule journée de tournage.
Comment avez-vous travaillé avec vos figurants ?
J’ai essayé qu’ils soient vraiment impliqués dans ce qu’on essayait de faire. Plusieurs d’entre eux avait eu de la famille déportée sous Staline, ils avaient conscience de l’importance que cela avait d’incarner ce pan de l’Histoire. En plus de ça, étant donné que les lieux de tournage étaient à quelques heures de bus de Tallinn, j’avais préparé, pour chaque figurant, un petit livre dans lequel j’expliquais ce qu’avait été cette déportation, je leur donnais quelques informations clé. Puis je détaillais la scène dans laquelle ils allaient jouer, j’expliquais comment elle s’inscrivait dans le récit, qu’est ce qui la précédait et la suivait, je leur expliquais leur interaction avec l’héroïne principale…Quand ils descendaient du bus, je repérais tout de suite ceux qui avaient attentivement lu mon petit livre. Leur regard n’était plus vide, mais intense, chargé…C’était déjà une façon de les faire répéter, d’entrer dans le film qu’on essayait de faire.
Comment avez-vous choisi ce que vous nous montrez ?
Je pars du principe que le public est intelligent, qu’il réfléchit, et que, si j’occupe son esprit, j’éviterai qu’il s’ennuie. Donc, j’essaye de le maintenir en éveil. Pour la scène du viol, par exemple, un médecin qui a étudié la déportation m’a dit que ces personnes n’avouaient jamais avoir été violées, car la honte était trop forte, quelque soit le contexte, et que s’ils en parlaient, c’était uniquement sur leur lit de mort. J’ai donc choisi d’enlever la voix off sur ces scènes. Je me suis demandé : « Si je ne montre que des objets, est-ce que cela suffira à raconter ce que je veux dire ? » Mais je fais confiance au spectateur. S’il est dans le film, avec le film, il ressentira ce qu’il doit ressentir, à ce moment là, sans qu’aucune voix ne l’accompagne.
Comment déterminiez-vous la vitesse à l’intérieur d’un plan ?
On a fait plusieurs tentatives, avant de comprendre qu’il ne fallait pas changer de rythme d’un plan à l’autre. On a compris aussi que si on allait trop vite à l’intérieur d’un plan, on tuait le sentiment. Parfois, on accélère ou on ralentit, mais c’est quasi imperceptible pour le spectateur. On avait un merveilleux opérateur de steadycam, qui d’habitude travaille au Danemark. Il tournait un plan, et après, avec le chef opérateur, le responsable des décors, des costumes et moi, on regardait le plan tous ensemble. On était très unis, totalement en phase, et on décidait ensemble comment améliorer le plan. A l’arrivée, il fallait le plus possible que le film donne le sentiment d’un mouvement continu.
Lorsque la caméra tourne et revient sur un décor, celui-ci a changé. Y a t’il dans le plan une coupe que l’on ne voit pas ?
Pas du tout ! Je ne triche pas, je ne coupe pas ! Il y a simplement des petites mains qui courent pour bouger ce qui doit l’être. Nous étions une équipe de quarante personnes, et on a fait comme au théâtre. On calcule de combien de temps on dispose pour changer de décor. Pour la scène de l’exécution du mari, on filme trois fenêtres, et là on disposait de précisément trois secondes pour déplacer ce qui devait l’être.
Vous dites : « je ne triche pas ». C’est pourquoi vous n’avez pas recours à la 3D, vous préférez la réinventer ?
Absolument. Je déteste la 3D, c’est de la triche. Je déteste les effets spéciaux, d’une manière générale, s’ils ne sont pas absolument nécessaires. Par exemple, dans le film, j’ai eu recours à des effets spéciaux pour une raison précise : il n’y a pas de montagnes en Estonie, alors qu’il y en a en Sibérie…Je pense qu’au cinéma, la forme doit naître de l’idée, elle doit en être la conséquence. La forme pour la forme, c’est de la frime, cela ne m’intéresse pas.
Comment avez-vous fait pour obtenir de vos acteurs qu’ils ne bougent pas ? Comment leur faire jouer cette immobilité, sans tricher ?
Ce n’est pas si difficile. D’abord, sur le tournage, chacun a très vite compris à quel moment il entrait et sortait du champ de la caméra, donc il ne s’agissait que de quelques secondes d’immobilité. Et avant cela, je leur ai expliqué à tous la technique Alexander, qui a été inventée par un acteur australien à la fin du 19ème siècle. En gros, cela consiste à réapprendre à coordonner nos articulations, à contrôler notre colonne vertébrale, afin que notre voix et notre corps soient en harmonie. Les acteurs, les musiciens utilisent souvent cette technique. Cette méthode m’a permis d’expliquer comment faire pour obtenir cette impression de tableau vivant. Il ne faut surtout pas s’immobiliser dans un geste qu’on vient de faire. C’est épuisant, le corps n’y arrive pas. En revanche, si on s’immobilise en se projetant dans le mouvement qu’on s’apprête à faire ensuite, l’énergie est différente, et cela devient beaucoup plus facile à contrôler.
Comment avez-vous tourné les parties du film en images réelles ?
En fait, on les a tourné en huit jours, à la fin du tournage, et gratuitement... Je n’avais plus du tout d’argent et il restait toute cette partie à filmer, sans laquelle le film n’avait aucun sens. Comme je réalise parfois des publicités, j’en ai fait une, histoire de gagner un peu d’argent. Puis j’ai acheté à boire et convoqué toute l’équipe du film à une fête chez moi. Je leur ai projeté quelques scènes qu’on avait filmé et je leur ai dit : « Voilà. Il reste huit jours à tourner. Je n’ai plus d’argent. Accepteriez-vous de venir tourner, sans être payé ? » Il y avait 50 personnes. 48 sont restées. Mon argent a servi à payer la location de l’équipement. Ces huit jours ont été merveilleux, détendus, légers. Chacun était là pour le film, pour la beauté du geste. Du coup, il émane de ces scènes une douceur, une sérénité, qui sont fondamentales pour le film. Ce sont des scènes tournées dans une totale sincérité, cela se sent.
Pouvez-vous parler de l’impressionnant travail qui a été fait sur le son ?
Comme nous tournions par bribes, à cause du manque d’argent, à chaque pause, on montait ce qu’on avait filmé, puis on l’envoyait au responsable du son pour qu’il puisse travailler. Et son travail était tellement enrichissant que je refaisais le montage, autour de son travail. Mais ensuite, chaque nouveau plan tourné modifiait la perception du film. Donc, le pauvre a du retravailler plusieurs fois les mêmes plans, ce qui lui a donné le temps de peaufiner son travail, de trouver de nouvelles idées, qui ont à leur tour rejaillies sur le montage. Son apport et celui du compositeur ont été déterminants.
Combien de temps aurez-vous mis à réaliser ce film ?
Bien plus longtemps que je ne l’aurais imaginé au départ… J’ai commencé à y travailler, alors que j’étudiais encore à l’école de cinéma. J’avais 23 ans. J’ai mis 4 ans à réaliser le film. Je l’ai fini au début de cette année. J’ai 27 ans.
Pourquoi, à la fin du film, avez-vous décidé de nous montrer l’héroïne retournant dans son pays ?
J’ai beaucoup hésité, car, dans les faits, les soviétiques interdisaient aux Estoniens de rentrer à moins de 50 kilomètres de chez eux. Ils avaient le droit de revenir, mais jamais sur les lieux de leur vie d’avant. J’ai décidé de la faire rentrer chez elle, car je crois que, lorsqu’on a rêvé de rentrer chez soi durant de longues années, rien n’est plus cruel que de rentrer enfin et comprendre que ce « chez soi » n’existe plus. Plus rien ne sera plus jamais comme avant. Sans doute cela aurait été moins douloureux pour elle de continuer à rêver de son « chez soi », plutôt que d’être confronté à la réalité. Donc, elle rentre chez elle, et c’est là qu’on prend la pleine mesure de sa terrible solitude. D’où cette pensée qui la hante: « Que vaut la liberté, si le prix à payer est la solitude ? »
Entretien réalisé par Michèle Halberstadt