Bruno Dumont
Y a t- il un évènement, un fait précis, qui a déclenché l’envie de faire ce film, ou est-ce l’ambiance, le bruit médiatique ?
France est l'histoire d'une femme journaliste-star d'une chaîne d'information continue, sur fond d'un monde fortement déréglé par "le monde quasi-parallèle" des médias et des réseaux sociaux.
Les sociétés humaines ont perdu parts de leurs normalités et de leurs équilibres naturels dans la concentration inhérente d’une hyper société numérique et communautaire. L’hypertrophie de sa pensée nouvelle entraîne un trouble qui, à un rigorisme numérique invétéré, sur-interprète la réalité, fausse et dérègle plus encore les proportions et les dissemblances naturelles.
C’est cette nouvelle optique numérique qui en serait la cause - via les images & les sons des médias, et leur réel toujours reconstruit et faussé - optique qui dorénavant filtre le réel, que l'hyper connexion enflamme.
Conséquence sociale et emblématique des dégâts culturels qu’entraîne cette société numérique sur protectrice et formaliste, l'exemple du gilet jaune : le port inconsidéré du gilet jaune, vêtement fluo d’hyper visibilité et protection sécuritaire, gilet que les malheureux petits enfants des écoles portent désormais obligatoirement pour circuler communément ... dans la rue. Bref, tout part en vrille dans l'hypertrophie des médias et des réseaux, dans ses remous, la démence rôde...
Mais, sous les couches hyper médiatiques, le réel balbutie toujours.
Le Nord est comme un pur réel où le cinéma demeure. Où le vrai bien et le vrai mal recouvrés existent.
La fiction naturelle du grand écran - le cinéma - n'aurait-elle pas gagné ainsi naturellement tous nos écrans numériques jusqu'aux plus réfractaires d'entre eux, ceux des médias d'information, soit disant tout au réel ? La réalité, n'y serait-elle pas devenue une fiction, non sans pour les usagers les troubles dysfonctionnels à un tel tropisme divergent ?
L'emprise de la fiction sur le quotidien (le réel) est à l’œuvre. La fiction est à l’œuvre via tous les écrans numériques où la narration naturelle des images et des sons, toujours découpés (découpage) du réel et montés (montage), réalisent irrémédiablement un monde parallèle. Aussi, cette fiction nouvelle fait-elle du coup déborder aujourd'hui le cinéma en dehors de la salle et de son milieu naturel. Les lignes de démarcation de la réalité et de la fiction sont fracassées, entraînant une schizophrénie symptomatique du nouveau monde numérisé où nous sommes. La réalité devient une fiction, le réel, un monde parallèle.
Beaucoup de "cinéma" partout (et dans tous les sens du terme !). Dans l'industrie médiatique notamment.
L'industrie médiatique est une industrie de masse qui exploite à ses fins cette possibilité infinie et inavouée de fiction : le réel médiatique dans l'information n'est plus tant le réel - non sans l'être - pour être ainsi arrangé, là où la réalité à bon dos : un « à moitié » réel qui fait la nouvelle réalité du monde. Un pouvoir médiatique surtout, exposé aux travers de tout pouvoir, c’est-à-dire emporté à toutes les « transfigurations » du réel.
La collaboration des journalistes à cette transfiguration du réel est tragique et héroïque pour en être la part humaine à l'intérieur d'un système industriel idéologique et marchand. La sincérité des journalistes souvent fait peine à voir tant ayant pris la forme de leur fonction, ils se croient encore libres ; libres, alors que s'ils sont à l'antenne, c'est précisément par leur conformité au système qui les emploie à leur tâche (sinon à les exclure illico comme on le voit ici et là).
Tout ce théâtre médiatique - et le star-system qu'il génère par sa "cinématographie" et "cinégénie" télévisuelles - en disent long sur la modernité, sur le monde parallèle qu'est le réel et sur chacun d'entre nous, pour en être.
Voilà un sujet de cinéma magnifique. Magnifique, parce que le cinéma s'y joue, parce que l'imaginaire déborde dans la réalité, mais surtout magnifique parce que l'humain y regimbe toujours !
France de Meurs incarne cette journaliste-star du système médiatique, véritable héroïne de cinéma, conscience tragique, toute illuminée, toute humaine.
« France » est une allégorie d’un système médiatique devenu une machine à faire du bruit, du buzz. Vous montrez que, surtout à la télévision, la représentation d’un événement compte bien plus que l’événement lui-même. Le film distille cela avec ironie et cruauté. Est-ce pour que nous en prenions conscience, ou est-ce déjà irréversible ?
La défiance notoire du public à l'égard des médias et des journalistes montre sinon la conscience, au moins l'intuition que tout à chacun a à l'égard d'un système qui prêche le réel alors que la fiction et ses représentations le submergent. La béance et infinie complexité du réel, sa "pagaille" - que tous les jours nous voyons à notre fenêtre - se voit contrite et combien simplifiée sous le prisme "cinématographique" de petits écrans et de leur pensée numérique hypertrophiée, rigoriste et quasi-démente. Autant au cinéma, la mystification du réel (la fiction) est un pacte tacite avec un spectateur éclairé, autant à la télévision non, parce que le réel est prétendument le réel alors qu'il est représenté ; d'où son terreau naturel pour les fausses nouvelles et le nouveau complotisme qu'induit cette suspicion de fiction bien sentie du public face aux médias en général enclins à donner le change. L’aplatissement de la réalité dans les médias donne alors du champ aux idées alternatives et minoritaires, ragaillardies et libérées dans ce nouveau monde, sommaire et artificiel.
De surcroît, la ligne opportunément "vertueuse" de ces industries médiatiques où se diffuse « l'air du temps », le puritanisme inhérent à la nouvelle pensée numérique - bien-disante, "hygiéniste", hyper "in" (bannissant le "off"), très "propre sur elle", « sondagière » démagogue - exacerbe d'autant le public enragé et jauni par une telle imposture. Imposture à prôner le réel, quand ces industries font de la fiction, et dès lors de la communication, exclusivement de la "com".
Le spectacle de la réalité par les médias est ainsi acquis confusément pour le public. La télévision reste alors une sorte de divertissement, même dans l'actualité où paradoxalement sa fiction fascine les téléspectateurs, les régalerait même, par le romanesque qui surgit de sa "mise en scène" aussi bien des faits divers, que du tout-venant de l'actualité politique, économique et sociale qui, comme en séries, sont à l’égal voir sans égal désormais des meilleures intrigues de fictions.
Dans le récit de l'information, l'ambivalence de la réalité et de la fiction est complexe et les médias se distinguent heureusement par leur dose qui fait plus ou moins le poison.
Toujours est-il que les médias moulinent le réel à leur idéologie propre, exploitant opportunément l'actualité comme source continue d'endoctrinement, actualité exploitée et produite selon la hiérarchie de leurs valeurs industrielles et pour leur propagande permanente, simplifiant la réalité à leur norme : une fiction donc, celle d'un réel reconstruit, schématique, géométrique.
Dans ces médias, le traitement de l’art et la culture y est comme "la marque de fabrique", l’esprit, c'est-à-dire celui de "l'esthétiquement correct", label correspondant typiquement à cette puritaine culture industrielle de masse. Des œuvres artistiquement mineures se voient encensés (par des journalistes falots du système et dont c'est la fonction) consacrant les valeurs mièvres et consensuelles du système industriel lui-même et dont ces œuvres formatées sont l'expression - la "com" - débordantes de bons sentiments, d'idées, de récits, de niaiseries moralisatrices, tous conformes aux idéaux et au rigorisme de ce système de masse et tous dévolus à sa Cause et à son Académisme ... pour au final en faire véritablement « La Culture ».
Une "sous-culture" dans les faits et qui est celle d'aujourd'hui où le cinéma, par exemple, ainsi dégénéré, voit ses films et ses artistes les plus médiocres portés aux nues et valorisés par les médias pour en être, aux corps défendant des auteurs, les expressions, les plus dignes représentants, c'est-à-dire dire les utilités; là où le cinéma américain, et l'indéfectible "puritanisme chrétien" de ses fondements, reste le modèle inégalé de culture, le summum, le mythe, porté par des cohortes de médias américanisés enfumant les publics ainsi mondialisés à cette sous culture de masse et à tous ses héros.
L'expression véritable de la réalité au moyen des images animées et des sons est bien un art. Un art dont seuls ses artistes seraient les plus à même de révéler les vérités de nos existences. Un art dont le Cinéma est l'origine et nombre de grands cinéastes les pionniers, puis beaucoup dans l'histoire les dignes représentants. Sans art, le réel y balbutie, y est faussé, dégénéré et exploité, indignement, à des fins industrielles et idéologiques.
Fort heureusement, cette "cinématographie" de l'information, sa fiction, est aussi son salut. Elle lui conserve encore la liberté d'une représentation quasi-véritable du réel. La turpitude du demi-monde des médias n'est donc pas fatale et n'a d'égale que cette possibilité alternative de son art.
Ce dilemme est bien celui des héros - qu'à notre échelle nous devons être - qui toujours et partout doivent mener la digne bataille humaine. Le système médiatique n'en est pas privé par toute la part humaine qui y travaille : d'où son héroïne ici pleinement cinématographique, alternative et paroxystique, France de Meurs.
Au fil des tribulations de France, tant personnelles que professionnelles, on comprend que le vrai sujet du film, c’est l’inconséquence. Plus rien ne compte, plus rien n’est grave. Ce qu’on dit, ce qu’on fait, plus rien n’a d’importance. Le vacarme médiatique est-il responsable de cette destruction de nos valeurs ?
La fiction perpétuelle du réel désamorce tout parce que la réalité existe mal dans ce Barnum des médias et des réseaux sociaux. Les équilibres naturels sont mis à mal, les disproportions pullulent, la décadence rôde... L'apocalypse même sommeille à ce régime si la fiction ne retourne pas dans son théâtre où la fiction religieuse, par exemple, gagnerait déjà à être remise sur ses tréteaux.
La sous-culture aura été à l'œuvre du débordement de la fiction dans la rue où l'hyper violence se répand sauvagement pour ne plus être sublimée et endiguée par les œuvres véritables, mésestimées et reléguées par cette culture du tout divertissement. On ne peut pas ne pas penser - à informer, éduquer et divertir - que ce sont les médias en cours et leur sous-culture invétérée qui sont à l'ouvrage de la société d'aujourd'hui. C'est la misère culturelle qui est la cause de tout et qui se répand comme la peste. Les gilets jaunes étaient précisément le public des mass-médias, celui-là même qu'elles avaient créé et pondu par toute la diffusion de décennies d'images dégénérées, causes de leur furie et démence...
Seule une conscience émergente, dont France est ici l'héroïne et l'esquisse, déterminerait le processus d'élévation hors du système d'aliénation des médias.
La nature humaine se sort de tout finalement et ici directement par le cinéma qui par son art nous transfigurait bien hors de notre barbarie. Il n'est pas interdit que la télévision s'élève, elle aussi. Sous sa splendeur et son tuf, le cinéma est aussi bien capable du pire. La question n'est jamais esthétique, elle est toujours politique : à vouloir ceci ou cela, le reste suit ... Aujourd'hui, tout est institutionnellement établi - l'establishment - pour que le monde soit tel qu'il est, et surtout le demeure par toutes les poussées contradictoires de lois, de règles et d'usages qui interagissent de telles façons que tout reste pareil et que l'immobilisme prospère.
Pour l'heure, les télévisions sont en vases clos : on y voit toujours les mêmes (artistes, journalistes, politiques, experts...) tous "consciences pures", qui s'invitent entre eux, plastronnent, pérorent, tournent en rond et se reproduisent entre eux. Cet enclos médiatique est un choix résolument industriel (de standardisation) et dont les "acteurs", routiniers et pour beaucoup paranoïaques à tel régime, sont les fonctionnaires et tous les utilités. C'est ici encore une fiction : par sa réduction minoritaire, entre-soi, et sa répétition ; bien loin du réel, de sa diversité, de son grand nombre et de son évanescence. L'adjonction industrielle vertueuse de minorités nouvelles empirera encore cette nouvelle ségrégation bien-pensante dans sa fiction totalitaire débordante de contrition et de commisération.
Au fur et à mesure du film, le personnage qu’incarne Léa Seydoux prend lentement conscience qu’elle n’est que le (très joli) reflet de ce glissement de l’info vers une représentation superficielle. Elle le comprend au fil de différentes épreuves qui sont comme des stations sur son chemin de croix. Vous en faites une héroïne, à la fois superficielle et émouvante, à la fois manipulatrice et sincère. Comment parvenez-vous à écrire puis filmer une telle cristallisation de contraires ?
La nature humaine est contraire. En profondeur et en surface. Bien la filmer, c'est la montrer précisément sous ses différents jours et toutes ses ombres superposées sans céder jamais à la moralisation uniforme et soudaine de toutes ces aspérités pour ne pas les souffrir. Cette vision puritaine empêche toute forme accomplie de cinématographie et d'élévation spirituelle. Ce cinéma télévisuel y demeure une forme d'aliénation et de divertissement de notre réalité humaine.
France s'illumine devant nous, non pas une clarté très claire, mais un éclaircissement, un éclaircissement continue de sa conscience, c'est-à-dire de la nôtre. Non sans mal, non sans larmes. France embrasse la vicissitude de la nature humaine, pour être cette nature même qui ici s'incarne cinématographiquement sous nos yeux et sous l'apparence de Léa Seydoux qui la sert, toute à la germination de France, à son paroxysme, qui croît dans le cœur du spectateur qui y bat, pour sortir de l'engourdissement du réel qui l'alanguit.
La nature humaine est contraire. Ceci y expliquant donc cela comme la duplicité d'un système industriel de masses dont la communication vertueuse est le pendant de ces travers jusqu'à sa corruption invétérée.
Vous filmez « France » comme une héroïne de roman-photo. Dans sa vie, rien n’est « pour de vrai ». Sa voiture n’a pas de portières, son appartement ressemble à un musée, tout n’est que représentation dans un romanesque trop beau pour être vrai, comme sa romance avec l’inconnu rencontré à la cure. On a le sentiment que rien n’est réel dans sa vie, tout est outré, exagéré, comme si elle était sans cesse l’héroïne de sa propre existence. Pourquoi ?
Parce que là, c'est ostensiblement du cinéma et précisément pour ne surtout pas penser que c'est le réel ! Le réel n'est plus, tout est transfiguré. Tout est représentation, non de ce qu'on voit - qui est utilement "faux", "roman-photo" - "faux" et précisément à l'usage de la vue de l'au-delà qu'il offre et qui n'est pas visible sans : une vue transfigurée sur toute l'étendue imprenable de la vie spirituelle qui la fonde, la vérité intérieure. L'altération est l'arcane. L'altération est le processus de cette transfiguration des apparences en représentation de l'intériorité et dont le spectateur est le voyant. Le film n'est pas la chronique d'une journaliste, mais le bouillon universel d'existences d'âmes traversant la vie humaine et dont les trouées sont les pendants incantatoires vers l'infini. France est l'héroïne absolue de notre propre vie portée à sa munificence et forte de notre propre turpitude, non sans grâce possiblement. Seul le spectateur voit. Il voit sous ce théâtre l'au-delà de ce qui lui est ainsi montré, aussi lacunaire, pour qu'il comble ce dont il est lui-même l'accomplissement et dont le film était le commencement. France n'existe pas, elle amorce plutôt le spectateur à se méditer lui-même et sortir transformé de ce qu'il a vu.
De la même manière, France n’existe que par son métier. Elle n’a pas de passé, de famille, de parents. Elle a un mari qu’elle méprise puisqu’elle gagne plus que lui, un enfant avec lequel elle n’a aucun rapport. Est-ce pour mieux se concentrer sur son image médiatique, qui est devenue sa seule réalité ? En est-elle la victime inconsciente ou la créature soumise ?
C'est pour la pesée. France de Meurs n'est qu'à moitié humaine. C'est une héroïne de cinéma, c'est-à-dire un contrepoids cinématographique. Un poids tout à la balance du spectateur et à son trébuchet. Le spectateur de cinéma s'articule sur ce qu'il voit et qui au final l'estime. France de Meurs est un ectoplasme cinématographique dont les apparences étonnantes et humaines forcent le spectateur à interroger le réel dont elle n'est qu'un spectre. Si France était réelle, elle n'opérerait rien du tout et ressasserait les apparences. France bouleverse le monde qu'elle traverse précisément par l'artifice de sa présence, l'outrance et la démesure de sa race. France de Meurs doit fendre l'épaisseur de l'ordre, de l'habitude, de la tradition qui sont à l'œuvre du système et nous y conditionnent. Sa malignité n'est que le contrepoint de sa bonté qui toujours sonne dans sa gamme et par là même dans celle du spectateur dont elle est l'avatar.
France de Meurs est une journaliste star d'une chaîne d'information continue. Tant - et à cette seule fin - qu'elle est délestée des poids de la normalité dont elle s'est affranchie par la fonction de cette notoriété. France a pris la forme de sa fonction dans le système médiatique qui l'emploie. Seule sa conscience l'en émerge pour révéler le tragique qui s'y déploie et dont elle révèle la duplicité pour en être. France n'est pas une conscience morale - une conscience pure - mais une conscience humaine qui se débat dans les contradictions de sa condition. Son élévation n'est pas celle d'une hypostase ou d'une Sainte, mais bien une élévation toute humaine, avec ses repentirs et ses rehauts. Le film n'est pas un bréviaire, ni une leçon de morale à la façon des biens pensants qui font de l'art comme des curés. Foin des consciences pures ! France n'est que le présent, l'instant où on la voit. C'est le spectateur qui est la visée.
Au-delà de sa beauté, qu’est- ce qui vous a poussé à choisir Léa Seydoux ? Quel type de comédienne est-elle ? Cérébrale, ou instinctive ? En quoi sa personnalité a-t-elle fait (ou pas) évoluer le personnage de France ?
France de Meurs et Léa Seydoux se sont entre-dévorées toutes crues. La beauté de Léa Seydoux n'est rien en regard de toute la précision de son jeu et de son rendu. Léa Seydoux consonne et dissone à l'envi et dans toutes les couches retranchées des ballets des émotions humaines. C'est une actrice de cinéma très singulière qui s'articule sur son personnage à la note près et qui toujours compose du bien senti. C'est une femme très émouvante au partage des zones crépusculaires comme des hautes clartés. Aucune répétition, quelques prises suffisent pour faire la dame. Son sens de l'humour et sa drôlerie naturelle auront enrichi France frappée d'un grand coup de sa bonhomie.
Blanche Gardin incarne le symbole de ce système médiatique : une femme grotesque, superficielle. Comme un personnage de théâtre, une ridicule. Avez-vous choisi Blanche Gardin parce que sa personnalité, qu’on sait lucide et grinçante, permet de contrebalancer l’hystérie de son personnage et de le mettre à distance ? Est-ce pour renforcer l’allégorie du film ?
Lou a dévoré Blanche Gardin toute cuite. Le grotesque touche tellement à l'intelligence chez Lou qu'il en dit long sur la turpitude des élites si dévolus à l'aliénation des masses. Dans tout système, chaque collaborateur prend inexorablement la forme de sa fonction : Lou est à elle seule l'incarnation de système médiatique où seule l'audience détermine la valeur des actes, régressant dans une sorte de barbarie médiatique où le pire, c'est le mieux. Blanche Gardin campe admirablement cette sournoiserie apocalyptique qui, sympathiquement, collabore dans tous les systèmes industriels pour les mener à leurs fins. C'est probablement le personnage le plus réel et donc ici le plus drôle, pour en être à ce point.
Comment décririez-vous le personnage que joue Benjamin Biolay ?
Fred de Meurs est le mari naturel de cette femme exceptionnelle. Un homme sensible et fin, "châtré" par la démesure de son épouse et à laquelle il ne se sera pourtant pas efféminé. La lutte n'est pas à son avantage aussi est-il intelligemment en retrait. L'amour-propre de France aura-t-il rongé l'amour pour son mari. Les héros de cinéma sont inhumains pour être les pendants des spectateurs qui s'y démènent et s'y élèvent. Ce sont des trop-pleins et des néants. Aussi, le fin jeu de Benjamin Biolay est-il très contemporain de la virilité nouvelle, douce, subtile et recluse. Fred est aussi une abstraction où il lui manque une bonne part de sa masculinité pour que le spectateur à dessein s'y comble.
Après les épreuves, la lucidité : France apprend à se contenter du présent, à faire avec. C’est alors qu’on retrouve le Nord. Là, il n’y a plus d’ironie. Seulement un moment de grâce, même si l’on vient de côtoyer l’horreur. Vous pensez que la beauté de la nature est la seule chose qui puisse nous réparer?
Nous sommes les terminaisons humaines des champs et des pâtures, comme des haies, des cours d'eau et des animaux et du vent, nous sommes, chiquet à chiquet, toutes les parties d'un tout dont nous sentons bien l'unité comme son vortex qui nous emporte. Le cinéma dévoile ce lien mystique qui unit tout et tous taillés sur ce même patron. Le Nord est une terre en grâce perpétuelle où le cinéma élève mystiquement tout sous sa lumière lumineuse et se fait montre sous ses dehors monumentaux de la spiritualité du monde, à l'unisson du tout uni. Ainsi, France accomplit elle dans le Nord toute la résolution du Mal dont elle n'était qu'un écho parce que gît ici l'enfer. Comment est-elle allégée ci-devant la monstruosité de l'homme et la bénédiction de cette femme, son épouse. Comment est-elle allégée ci-devant la monstruosité du monstre, dont la télévision se repaît pour la fiction profonde qu'elle rogne dans le mal absolu de l'humanité, pour laquelle France pleure sincèrement et dont les deux opérateurs de l'image et du son, têtes abaissées, ressentent la brûlure alors que toute la beauté du monde concomitant et sa bonté sont à leurs pieds tandis que le vent cingle. À tous les degrés du Mal, dans le Nord et à ses « n’importe où », France est sanctifiée humainement, jusqu'à la mort des siens qui est corrélée à toutes les morts humaines dont cette petite voisine dévorée est le fruit. La Nature s'est ici enfin vidée de Dieu pour se vêtir de sa seule splendeur originelle dont le Très Haut n'était que l'opercule, forte splendeur lapidaire que France aperçoit en des sillons de labours humides jusqu'au vallon ; et c'est notre conscience qui s'illumine enfin, tout par France, qui en avait la mission émancipatrice et dont le Nord était le lieu de gloire. Le Nord où la compénétration résiduelle du fini et de l'infini est là si forte et si visible, qu'on y comprend et accepte comment jamais dans la vie humaine, on ne vient à bout de quoi que ce soit, sans le désirer toujours éperdument. A cette jointure mystique du fini et de l'infini dans le pays et ses habitants, les cœurs se consolent et s'exaltent.
Aussi, France démystifie-t-elle le cinéma à ce régime pour le re-mystifier à nouveau sous ce jour enluminé. La réparation est ainsi faite. Par le cinéma.
Quelles indications avez-vous donné à Christophe ? La musique du film est-elle, toujours dénuée d’ironie, voire même plutôt lyrique. Etait-ce votre intention ?
Plutôt comme autrefois au cinéma quand la musique devait expliquer. Profonde, la musique gagne souvent les endroits très retirés de notre cœur et qui ne sont pas sans toucher à l'esprit et à l'âme, là-bas aux arcanes où tout se brasse et sans plus de clarté aucune à ces profondeurs qu'avec "Jeanne" nous avions déjà aperçu. La musique devait nous expliquer ce qui se passe dans le cœur de France. Surtout quand c'était difficile à comprendre ou que l'on avait du mal à la suivre. Christophe a travaillé directement sur le montage du film et les zones en question où les articulations de l'histoire sont à vif. C'est une musique très psychologique. France porte la contradiction humaine à son comble aussi est-elle contrebalancée souvent par une musique contraire à ses actions ou ses paroles et qui annonce déjà la palinodie intestine de son existence. Puis France n'est pas humaine, mais un chant, le chant de l'humanité dans le tumulte de l'existence. Christophe comprenait tout ; déjà Péguy, il l'avait expliqué en l'ayant à moitié lu. Le lyrisme musical qui domine, à l'œuvre de Christophe, est l'écho de la grande tragédie qui se tend dans cette vie moderne où cette femme se démène. La grâce semble être le destin, le fatum, quoiqu'il arrive et advient. Une grâce humaine et fatale et dont les cordes se tendent littéralement à la fin. La composition musicale scande le tout uni et mélodique du souffle et du sang continuels du cœur de cette femme portée aux confins de l'amour inaccompli, mais qu'elle subodore et de la mort qui la disjoint, toute promise et rendue à la gloire humaine de l'ordinaire et de la persévérance. France s'humanise enfin. Et nous ainsi cinématographiquement par elle.
Christophe a disparu quelques semaines plus tard, ayant vu en salle, le montage final avec toute sa musique finie. Nous étions heureux de notre travail : comment sa musique expliquait tout.