Ryan Coogler
Qu'est-ce qui vous a poussé à faire ce film, au départ ?
Ce qui m'a motivé, avant tout, ce sont les faits eux-mêmes, et les suites qu'ils ont eues. J'étais dans la baie de San Francisco quand c'est arrivé. J'étais rentré de mon école de cinéma pour les vacances de Noël. J'ai appris que quelqu'un s'était fait tirer dessus à la station Fruitvale et qu'il était mort le lendemain matin. Le jour de l'an, j'ai vu les images vidéo et ça m'a profondément affecté. En regardant ces images, j'ai réalisé qu'Oscar, c'aurait pu être moi… Nous avions le même âge, ses amis ressemblaient aux miens et j'ai été bouleversé que ça puisse arriver dans la région de la Baie. Pendant le procès, j'ai vu comment la situation s'est politisée : selon l'appartenance politique des uns et des autres, Oscar était présenté comme un saint qui n'avait rien fait de mal de toute sa vie, ou comme un monstre qui n'avait eu que ce qu'il méritait cette nuit-là. J'ai eu le sentiment que ce phénomène lui faisait perdre son humanité. Quand une vie est perdue, qui que ce soit, la véritable nature de la tragédie réside dans ce qu'était cette personne pour ceux qui la connaissaient le mieux. Les images vidéo, le procès et les suites du drame m'ont laissé complètement démuni. Des tas de gens dans la région de la Baie ont participé à des manifestations, d'autres ont organisé des rassemblements, des marches. Il y aussi eu beaucoup d'émeutes. Je voulais faire quelque chose qui fasse une différence. Alors, j'ai pensé que si je pouvais, à travers l'art, donner vie à cette histoire et permettre au public de passer du temps avec quelqu'un comme Oscar, ça aiderait peut-être à limiter les risques que ce genre d'incident ne se reproduise.
Comment et à quel stade Forest Whitaker a-t-il rejoint le projet ?
En janvier 2011, au cours de mon dernier semestre à l'école de cinéma, j'ai appris que la société de production de Forest, Significant Productions, cherchait de jeunes réalisateurs pour les parrainer et entamer une collaboration artistique, et que mon nom figurait sur leurs listes. Je me suis rendu dans leurs bureaux et j'ai rencontré Nina Yang, la responsable de la production. Nina m'a parlé du cahier des charges de la société et m'a dit qu'elle serait ravie de lire ce que j'avais pu écrire. Je lui ai montré quelques-uns des projets sur lesquels j'avais travaillé et ça lui a donné envie d'organiser un rendez-vous avec Forest. J'ai rencontré Forest quelques semaines plus tard. J'ai vraiment apprécié son humilité et sa passion pour le cinéma et les questions sociales. Il m'a demandé sur quel genre de projet je voulais travailler, une fois sorti de l'école. Je lui en ai résumé quelques-uns que j'avais développés. Finalement, je lui ai parlé de "Fruitvale Station", en précisant que ce projet était celui qui me tenait le plus à coeur. Je lui ai dit comment j'envisageais de structurer le film, que j'étais déjà en relation avec les avocats en charge du dossier civil, grâce à un ami, ancien étudiant en droit à l'Université de Californie du Sud qui travaillait sur cette affaire dans la région de la Baie. Immédiatement après ma présentation, Forest a dit qu'il aimerait m'aider à faire ce film. Ensuite, il m'a serré la main. J'étais tellement excité qu'aussitôt rentré chez moi, j'ai commencé à écrire.
Combien de temps a-t-il fallu pour développer le film ? Avez-vous rencontré des obstacles ?
A peu près au moment où j'ai présenté le projet à Forest, j'ai commencé à tracer les grandes lignes du scénario et à recevoir des documents d'archives publiques, transmis par mon ami EphraimWalker qui travaillait avec John Burris, l'avocat de la famille au civil. Une fois le projet validé par Significant, je suis allé voir la famille et je leur ai demandé d'accorder à Significant les droits d'exploitation de l'histoire d'Oscar. Cela supposait une grande confiance de leur part. J'ai dû insister pour les convaincre que je ne ferais pas dans le sensationnel. Je tenais juste à ce que l'histoire soit racontée du point de vue de quelqu'un du même âge et de la même origine sociale qu'Oscar. Et aussi par quelqu'un de la baie de San Francisco. Ça a pris du temps. Je leur ai montré mes courts-métrages. Je leur ai parlé de moi. J'ai expliqué pourquoi je pensais que cette histoire devait être racontée par le cinéma indépendant. A la fin, ils ont donné leur accord pour accompagner le projet. La modestie de notre budget constituait une autre difficulté à laquelle nous ne voulions pas sacrifier certaines convictions artistiques. Nous voulions tourner dans la région de la Baie, en 16 mm. Tout ça impliquait de faire preuve d'inventivité et de s'imposer un rythme accéléré. On a tourné le film en vingt jours et il n'y a eu aucun tournage additionnel pour les acteurs. Ce climat d'urgence a perduré en post-production. On a tourné en juillet 2012 et la première a eu lieu à Sundance six mois plus tard. Le calendrier a représenté un énorme défi. Ça a mis une grosse pression sur toutes les personnes concernées. Un des aspects les plus délicats tenait au fait que nous voulions tourner en partie sur les lieux mêmes des événements, principalement dans le métro. Il y a eu beaucoup d'inquiétude sur la façon dont on pourrait tourner les scènes sur le quai et dans le métro. Comme c'était une affaire tellement douloureuse non seulement pour l'ensemble de la communauté, mais aussi pour la compagnie de transports publics, beaucoup doutaient de leur volonté de coopérer. Mais nous avons contacté les responsables, je leur ai expliqué le projet et pourquoi on devait tourner dans leurs infrastructures. Après avoir écouté ma présentation, ils ont décidé de coopérer avec notre production.
En 2012, vous avez été sélectionné pour participer au Laboratoire du Sundance Institute. Quel effet cette expérience a-t-elle eue sur vous en tant que réalisateur, et sur la suite du projet ?
Etre sélectionné pour le Laboratoire de Sundance a été fondamental pour faire du film ce qu'il est devenu. Tant d'éléments positifs, qui se sont conjugués en faveur du film, ont découlé directement du soutien du Sundance Institute et de l'intense travail de l'équipe du Programme Long-Métrage. Ils m’ont apporté un soutien déterminant, à toutes les étapes de la fabrication du film. Au Laboratoire d'écriture 2012, j'ai pu me concentrer sur le scénario pendant une semaine, entouré d'une communauté d'artistes qui sont là pour amener chacun à raconter avec succès l'histoire dont il est porteur. Ils m'ont fourni les outils dont j'avais besoin pour construire un scénario plus fort et leur soutien s'est poursuivi au long de la pré-production, du tournage et de la postproduction. Ils nous ont accordé des subventions, donné des conseils techniques, ils ont relu plusieurs versions du scénario et visionné certains passages du film en cours de production. Ils nous ont également mis en relation avec des professionnels du cinéma comme Craig Kestel qui est devenu mon agent et a joué un rôle crucial pour monter le casting.
Racontez-nous comment s'est passé le casting.
Avant d'écrire le scénario, je savais déjà que l'acteur principal devrait porter le film sur ses épaules. Il devait posséder une large palette de jeu et beaucoup de charisme. Idéalement, à cause de notre planning de tournage serré, il devait avoir une grande expérience. Et puis je voulais un acteur qui ressemble à Oscar. Il y a des photos de lui partout dans la région de la Baie et sur Internet. Il nous fallait quelqu'un avec un beau sourire et un regard magnétique comme Oscar. Et, de préférence, du même âge que lui. Je ne voyais qu'une seule personne capable de
répondre à tous ces critères. J’avais pensé à Michael B. Jordan avant même de commencer à écrire le scénario. J'étais très excité à l'idée de pouvoir mettre en valeur son travail dans un rôle principal. Nous l'avons contacté après mon passage au laboratoire de Sundance. J'ai été comblé qu'il décide de jouer dans le film.
Je savais qu'il nous fallait quelqu'un d'extraordinaire pour le rôle de Wanda car elle était un pilier dans la vie d'Oscar. Son personnage, tel qu'il était écrit, réclamait une gamme de jeu très riche. Après avoir lu le scénario, Craig Kestel, mon agent, a décidé qu'il fallait contacter Octavia qui venait de remporter un Oscar pour "La couleur des sentiments". Je savais qu'elle serait parfaite pour nous, mais je pensais qu'on n'avait aucune chance. On lui a envoyé le scénario et, quelques jours plus tard, elle a dit oui. Pour tous ceux qui ont travaillé avec elle, ça a été le rêve. Elle a apporté un tel professionnalisme, une telle inspiration sur le plateau ! Et en même temps, une énergie, une fraîcheur et un sens de l'humour immenses. Elle est incomparable.
Melonie Diaz, qui joue le rôle de Sophina, a été recommandée par plusieurs personnes, notamment par l'équipe du Laboratoire de Sundance. Je l'avais déjà vue jouer et j’aimais ce qu’elle dégageait. On lui a donné le scénario, mais comme elle était à New York et moi en Californie, notre premier rendez-vous s’est déroulé sur Skype. On lui a offert le rôle et elle a apporté une énergie et une éthique professionnelle incroyables. On était tellement reconnaissants de l'avoir avec nous ! Le courant est merveilleusement passé entre elle et Mike.
La SFFS (San Francisco Film Society), qui nous a formidablement soutenus grâce à des subventions et à ses relations dans la communauté cinématographique de la baie de San Francisco, nous a intégrés à son programme "Off the Page". Dans ce cadre, elle a fait venir Michael et Melonie. Pendant leur séjour, nous avons fait un atelier de travail sur le scénario dans les locaux de la SFFS. Ça m'a aussi permis de leur présenter Sophina et Tatiana, et de leur montrer le quartier où Oscar avait vécu.
Dans les rôles des amis d'Oscar, j'ai pu distribuer plusieurs amis à moi, avec qui j'ai grandi et qui étaient du même âge qu'Oscar et ses amis. Michael s'est très bien entendu avec eux. Pour jouer, ils ont pu s'appuyer les uns sur les autres, dans ce qui était, pour beaucoup d'entre eux, leur première participation à un long-métrage. La plupart ayant grandi ensemble, leur camaraderie est passée à l'écran.On sentait une authentique et longue amitié.
L'histoire d'Oscar Grant a fait la Une des medias dans tout le pays et alimenté les controverses. Qu'est-ce qui vous a poussé à en faire une fiction plutôt qu'un documentaire ?
D'abord, je voulais que ça se fasse assez rapidement, parce que ce genre de fait divers se répète. Un des avantages de la fiction par rapport aux autres genres cinématographiques est qu'en général, les projets de fiction sont plus rapidement menés à bien. Mes documentaires préférés se sont tous faits sur plusieurs années. Une autre raison, c'était la différence de perspective entre la fiction, qui adopte le point de vue du personnage, et le documentaire. Je crois qu'un film narratif, s'il est bien fait, permet de s'approcher plus près du personnage qu'un documentaire. Dans cette histoire, je voulais que le spectateur soit le plus proche possible d'Oscar, sans la barrière créée par le fait que les gens ont conscience d'être filmés. C'est une barrière difficile à abattre quand on tourne un documentaire, surtout dans un temps limité.
Au moment de la mort d'Oscar, un nombre impressionnant de témoins ont mis en ligne les vidéos qu'ils avaient faites du drame. A votre avis, quel rôle ces images récupérées ont-elles joué dans la tournure qu'a pris l'affaire ? Et en quoi vous ont-elles été utiles dans la réalisation de votre film ?
Les vidéos ont joué un rôle clé dans cette affaire. Sans cette capacité à filmer sur l'instant ce qui se déroulait, la mort d'Oscar n'aurait pas eu autant d'impact. Les images vidéo font de toute personne qui les regarde un témoin de ce qui est arrivé. Au bout du compte, c'est ça qui distingue ce dossier des autres meurtres impliquant un policier.
Les vidéos ont été très utiles pour mettre au point le découpage de la scène et régler chaque temps de l'action. En revanche, elles ont accru la difficulté liée à la charge émotionnelle du tournage. Je ne sais plus combien de fois j'ai vu Oscar se faire tirer dessus. Sous tous les angles. Chaque visionnage vous meurtrit un peu plus.
Mais le plus important, c'est que le rôle des téléphones portables et des caméras vidéo dans cette histoire nous a poussés à explorer tout au long du film l'usage qu'on fait des portables. Ça nous a fait réfléchir à notre propre façon de les utiliser. Même si c'était il y a quatre ans, Oscar communiquait souvent avec les gens qu'il aimait grâce à son portable. Y compris le dernier jour de sa vie.
Y a-t-il eu un élément ou une scène particulièrement difficile à écrire ou à tourner ?
Notre timing était tellement serré que chaque scène comportait son lot de difficultés spécifiques. Je crois que c'est comme ça sur tous les tournages, mais la plus difficile à tourner a probablement été celle du quai de la station Fruitvale. Nous n'avions accès au quai et au métro qu'entre 1h15 et 5h15 du matin.
Ça nous a obligés à tourner la scène sur trois journées de quatre heures. C'était dur parce que cette scène est la plus compliquée, avec divers éléments : des cascades, des figurants, une arme à feu et surtout, une tension émotionnelle très forte. Mais les comédiens et l'équipe technique se sont vraiment dépassés.Au début de chacun de ces jours de tournage, tous les participants se rassemblaient, des techniciens aux figurants en passant par les comédiens. On respectait une minute de silence, avant de commencer à tourner sur les lieux où Oscar avait été abattu. Et,malgré le temps limité que nous avions, tout le monde apportait une concentration et une énergie positive à nos brèves journées de travail sur ce lieu.
A part raconter son histoire tragique, que voulez-vous transmettre au public au sujet d'Oscar Grant, à travers ce film ?
Je veux que les spectateurs sachent que c'était une vraie personne, avec de vraies difficultés et des conflits intérieurs, mais aussi avec de vrais espoirs, de vrais rêves, de vrais buts. Et que sa vie comptait énormément pour les gens qu'il aimait le plus. J'espère que le film permettra au public de se sentir proche de gens comme Oscar, plus qu'un titre à la Une d’un journal ne peut le faire.