Marine
Francen
Quel est le point de départ de votre film ?
A l’origine du « Semeur », il y a la rencontre avec un texte : « L’homme semence » de Violette Ailhaud. C’est un court récit énigmatique dans lequel l’auteur, institutrice, raconte à la première personne un épisode de la vie de son village. J’ai eu un énorme coup de cœur pour ce livre, j’ai donc immédiatement contacté l’éditeur.
Qu’est-ce qui vous touchait particulièrement dans ce texte?
Ce livre m’a séduit autant par sa thématique que par sa force poétique. Ça a immédiatement suscité chez moi l’envie de lui trouver une forme cinématographique.
Le récit ressemble davantage à un long poème en prose qu’à une nouvelle. Il fonctionne par évocations. Il y avait donc tout à construire, je me sentais très libre. C’est cela aussi qui m’a plu.
Je trouvais ce texte d’une grande justesse et d’une grande force sur le désir féminin. Au-delà du contexte historique, il raconte ce que c’est qu’être une femme une fois qu’on a évacué les références sociales, la culture ou la nationalité… Une fois qu’on a effeuillé tout ce qui peut habiller une femme, en quelque sorte !
Comment avez-vous abordé le contexte historique de l’histoire ?
Je ne me suis pas imposée une précision historique absolue, mais j’ai été passionnée par ce contexte. Je le trouvais très riche, méconnu et tout à fait d’actualité. Ce que raconte Violette Ailhaud, c’est la défense de la liberté sous toutes ses formes.
Cette thématique n’a ni frontière, ni époque et je voulais aussi retranscrire cette contemporanéité.
Cette histoire entretient des résonances fortes avec le climat actuel, notamment cette résistance de gens simples, qui se sont mis en danger pour défendre les valeurs de la République, encore neuves à cette époque-là. Ce que défendent ces femmes, c’est d’abord leur liberté : de penser, d’exister, de défendre des convictions qui prennent corps dans leur chair.
La lutte qu’elles mènent est le prolongement du combat mené par leurs hommes au moment du Coup d’Etat. Mais leur résistance à elles passe par la nécessité quasi animale, d’aimer et d’enfanter, pour continuer à croire en l’avenir et transmettre leurs valeurs.
Le manque des hommes est avant tout exprimé au niveau de la sexualité et du désir.
L’absence des hommes dure et au fil des mois fragilise la survie psychique et physique des personnages. Pour lutter contre la mort qui rôde, celle probable de leurs maris ou de leurs fils, et aussi la mort de leur village, les femmes laissent parler leur instinct. Comme des animaux. La pulsion de vie prend le dessus. Et je crois que c’est la force immense des femmes, de porter cet instinct primaire qui guide nos vies, beaucoup plus qu’on ne le croit. J’ai grandi à la campagne, je me sentais à l’aise avec ces personnages de femmes. J’aime leur pudeur, et par moments, leur crudité qui surprend. Dans toutes les sociétés, qu’elles soient occidentales ou orientales, je pense que les femmes ont une liberté de parole, entre elles, beaucoup plus grande que les hommes. J’avais envie que le film la restitue.
Je tenais à ce que le scénario soit tendu du début à la fin. Tendu par le manque d’homme, la peur, l’inconnu. Et que cette tension soit relayée dans la mise en scène par des regards, des corps débordants de désir... Mon envie de cinéma est centrée sur la manière d’exprimer les sensations sans les mots. C’est pour cela que cette histoire m’intéressait. Ce que vivent ces femmes est très corporel. Qu’est-ce qui se passe dans le corps, qui à un moment peut dépasser ce qu’on arrive à comprendre dans sa tête ?
L’éclosion d’un sentiment envers Jean fait naître un dilemme chez Violette : être fidèle à son amour ou au pacte passé avec les autres femmes.
L’arrivée du sentiment amoureux est justement ce qui est beau dans cette histoire. Violette a passé ce pacte avec les autres femmes, elle comprend leur manque. Mais devoir partager Jean devient d’une violence inouïe. Quant aux autres femmes, malgré la jalousie, toutes respectent leur histoire d’amour.
Je trouve aussi magnifique que ces femmes, qui ont pu coucher avec cet inconnu, sont toujours éperdues d’amour quand leurs maris reviennent. Ce n’est pas parce qu’elles ont éprouvé du manque et du désespoir qu’elles n’aiment plus leur mari.
On sait peu de choses sur Jean.
Je tenais à lui garder un aspect fantasmagorique, qu’on ne sache jamais vraiment qui il est. Ces femmes le rêvent et à un moment, le rêve devient réalité. Jean surgit. Cette confrontation avec la réalité est forcément beaucoup plus complexe que ce qu’elles avaient imaginé. Qu’a-t-il vraiment fait ? Pourquoi est-il là, pourquoi reste-t-il? Parce qu’il en a vraiment envie ou parce qu’il se cache ? Est-il un salaud ? Je trouvais bien de lui garder cette opacité, tout en montrant que lui aussi rencontre l’amour sans s’y attendre. Et que contrairement au cliché de l’homme en pamoison au milieu de toutes ces femmes, c’est loin d’être évident pour lui aussi…d’ailleurs Alban Lenoir en a fait lui-même l’expérience sur le tournage.
L’amour de la lecture est un point de rencontre crucial entre Violette en Jean.
Au-delà de l’attirance purement physique, c’est effectivement la rencontre de deux sensibilités. Les livres et la lecture, c’est ce qui fait aussi que Violette est singulière dans le village, qu’elle arrive à tisser un lien particulier avec Jean. La lecture est porteuse d’un double enjeu : l’enjeu de résistance républicaine de transmettre le savoir aux enfants, et l’enjeu amoureux.
Où a été tourné le film?
Dans le nord des Cévennes. Je cherchais un lieu qui exprime l’immensité, afin de partager avec ces femmes le sentiment qu’elles sont perdues au milieu de nulle part. Il fallait aussi un village où il ne faudrait pas tout reconstruire. Quand j’ai découvert ce coin des Cévennes, le paysage brut et austère m’a paru parfait pour raconter la peur et l’isolement. Et ce village, accroché au bord d’un précipice, incarne exactement la situation des femmes.
Quelles envies d’image aviez-vous ?
Je voulais que l’image soit belle et forte mais pas carte postale. Le choix de la caméra à l’épaule, près des corps, et le cadre en 4/3 m’ont aidée à sortir de certains écueils. J’étais obsédée par l’idée de ne pas tomber dans l’illustration, de toujours rester sur ce que ressentent ces femmes, de l’intérieur. Filmer un groupe quand on a peu de temps pour tourner les plans est aussi un enjeu qui oblige à se questionner.
Le travail de Artavazd Pelechian, notamment « Les Saisons », m’a beaucoup aidée à exprimer les sensations que je cherchais. La force et la puissance de narration qu’il y a dans ces images sans parole étaient mon fil conducteur pendant l’écriture. J’ai demandé à toute l’équipe de regarder ses films. Je voulais moi aussi raconter l’essentiel des personnages simplement en les mettant en situation : comment elles vivent, comment leur désir surgit de leur isolement et du manque, comment elles ressentent l’arrivée de cette présence masculine...
Comment avez-vous constitué ce groupe de femmes ?
Je cherchais avant tout des comédiennes qui soient crédibles en paysannes. Je souhaitais aussi des physiques variés, qui ne soient pas des images de magazine.
Parallèlement à Violette, le groupe devait raconter plusieurs facettes de la féminité. Chacune vit le manque à sa manière, selon son désir, son âge, ce qu’il représente comme étape dans sa vie. Comment le manque physique existe-t-il chez une femme qui est déjà mariée et a des enfants ? Et chez une jeune femme qui ne connaît pas encore la sexualité et a une envie forte de la découvrir ? Et comment après cette découverte du corps, peut-il y avoir la naissance d’un sentiment, qu’on n’attendait même pas ?
Ma directrice de casting, très justement, pensait que puisque j’avais un groupe à constituer, il était inutile de rencontrer les actrices individuellement. On les a donc castées par groupes, que l’on a affinés, petit à petit, en les mixant entre eux.
Ensuite j’ai travaillé avec les comédiennes sur les conditions de vie de ces femmes pour qu’elles parviennent à les ressentir dans leur corps. Les costumes (notamment le port du corset, et le fait pour certaines de porter de vraies pièces d’époque) les ont aidées à entrer dans la contrainte physique mais aussi la préparation au travail de la terre. Toutes les comédiennes ont appris à manier les outils et sur le tournage elles n’étaient pas doublées. Elles ont vécu pleinement les conditions de vie de leur personnage !
Pourquoi avez-vous choisi Pauline Burlet pour jouer Violette?
Quand j’écris, je m’interdis de penser au casting. Je préfère que le personnage s’impose à moi, et non un casting qui vienne orienter le personnage. A la fin de l’écriture, la question commençait à me tarauder bien sûr. Mais je ne voyais pas Violette dans les comédiennes de cette tranche d’âge que je connaissais.
Une amie réalisatrice belge m’a parlé de Pauline. Elle est venue à Paris, et ça a été une évidence pour moi. Comme une rencontre amoureuse. Je n’avais pas encore commencé le casting, on était en début de financement… Je ne pouvais rien lui promettre. Elle s’est prêtée aux différents castings de groupes. Elle était prête à jouer n’importe quel rôle, d’ailleurs incarner Violette l’effrayait un peu. Mais pour moi il n’y a eu aucune hésitation.
Pour le rôle de Rose, je suis partie de Pauline car je voulais que les deux jeunes filles soient différentes et complémentaires. J’ai choisi Iliana Zabeth assez rapidement, et j’adore ce qu’elle a apporté au personnage. Quant au casting des mères, je n’ai pas réfléchi en termes de ressemblance physique avec leurs filles. J’ai choisi avant tout des actrices qui incarnaient la force de ces femmes.
Comme Géraldine Pailhas…
Géraldine fait partie de ces actrices qui ont un regard juste et sincère sur la féminité, qui vivent avec ce qu’elles sont, l’âge qu’elles ont. Géraldine était très enthousiaste sur le projet. Elle a joué à fond le jeu du groupe. Et même si ce n’était pas un critère, elle avait quelque chose dans la personnalité et le physique qui fonctionnait très bien en mère de Pauline.
Quant à Françoise Lebrun, elle était exactement ce que je voulais raconter : la ténacité et le mystère. Ce visage magnifique, cette présence qui s’impose en douceur... Ce personnage a une autorité sur les autres, il a des pouvoirs naturels, des dons pour soigner et comprendre ce qui se passe dans les corps des jeune filles, et que refusent de voir leurs mères.
Et le choix d’Alban Lenoir dans le rôle de Jean?
Je cherchais un acteur entre 35 et 45 ans qui ait une forte présence et qui puisse être intrigant.
Avant tout, Alban est un physique. Il est beau, mais pas trop, avec une grande présence. Et au jeu, il était vraiment juste.
J’ai eu envie de partir avec lui aussi car je sentais qu’il était très investi. J’avais d’autant plus besoin de son engagement que le film était choral. Ce qui peut générer des tensions entre les comédiens parfois compliquées à gérer.
Jean écrit à Violette : « Tu diras à notre enfant qu’il est né de l’amour d’un homme et d’une femme libres… »
Cette lettre n’est pas dans le livre mais elle condense ce qui est en jeu dans cette histoire : ces femmes sont entrées en résistance pour défendre leur liberté. Et Jean participe de cette résistance en acceptant leur pacte. A travers ces mots, Violette comprend la liberté de Jean et assume la sienne. Elle a une responsabilité vis-à-vis de sa terre, de sa mère, des enfants auxquels elle doit apprendre à lire, de ce groupe de femmes soudées autour de ce pacte… Elle est une femme libre, autonome et moderne.
Propos recueillis par Claire Vassé