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André
Téchiné
Quand avez-vous découvert l’histoire de Paul Grappe?
Lorsque Michèle et Laurent Pétin m’ont fait passer le livre "La garçonne et l’assassin" c'est la folie de l'histoire qui m'a sidéré. A la lecture, c’est le caractère baroque de cette histoire extraordinaire qui m’a plu. C'était un récit d'une telle folie qu'il fallait inclure le mot "fou" dans le titre. Et en plus ça reposait sur des faits avérés. C'est tout à fait excitant pour un projet de cinéma. Après, c’est dans le travail avec Cédric Anger que j’ai essayé de dégager les lignes qui me paraissaient les plus intéressantes à partir de cette matière documentaire. Principalement, la création et la naissance de Suzanne, à partir du personnage de Paul le déserteur, qui se réfugie chez sa femme, Louise. La fabrication de Suzanne, ça va entièrement transformer leur existence et leur relation conjugale. Et là ce sont les chemins d’une aventure tout à fait inédite que ce couple va emprunter. Ils vont marcher vers l’inconnu. Il ne s’agissait pas du biopic de Paul Grappe, mais plutôt du biopic de ce couple, qui va donner naissance à Suzanne comme on donne naissance à un enfant. Car Suzanne c’est vraiment le troisième personnage. Au début elle apparaît comme un jouet, une créature de contes de fées, magique, iconique, enchantée. Mais peu à peu elle va devenir un personnage monstrueux. On a essayé avec Cédric de l'opposer au personnage du nouveau né, lui bien réel, dans la toute dernière partie.
L’arrivée de l’enfant dans le couple, c’est le retour du réel. La mystification entraînée par Suzanne marche tant qu’ils sont tous les deux…
Paul et Louise sont unis dans la création de Suzanne, une création qui dans un premier temps, constitue entre eux un appel d’air et de liberté, une liberté tempétueuse. Puis le personnage de Louise va être très ébranlé par la conduite de Suzanne. Elle va assister à ce rêve d'émancipation qui passe par la débauche et débouche sur la prostitution, elle va en être profondément troublée, perturbée. Tout cela, j’avais vraiment envie de le faire sentir à l’intérieur des scènes : les métamorphoses de Suzanne vont métamorphoser leur amour.
Pour des raisons de financement, vos producteurs vous ont demandé de remanier le scénario. Pourquoi dans cette nouvelle version avoir fait éclater la temporalité du récit ?
Dès le départ, je voulais éviter le film d’époque, la reconstitution. Parce que c’était trop coûteux bien sûr, mais de toute façon ça ne m’intéressait pas. C’est ce que les personnages éprouvaient, vivaient, toute leur action intérieure. C'est ça que j’avais envie de montrer. Dans la création de Suzanne, qui au début est simplement destinée à cacher Paul le déserteur, il ne s’agit absolument pas d’un fantasme de féminité. Ce n’est pas un homme qui aurait soudain envie de devenir une femme, de se déguiser en femme, pas du tout. Le travestissement se fait même à son corps défendant. C’est Louise qui prend cette initiative, pour le cacher, pour l'aider, pour le sauver croit-elle. A partir de là, c’est la question du vrai, du faux, de l’illusion, du leurre, c’est tout ça qui se pose, et qui devient la chair même de ce que vivent les personnages. On se retrouve concrètement dans l'imaginaire de la mascarade. Et c’est de l’idée de cette mascarade qu’est né le spectacle de cabaret: il idéalise la vie et le destin de Paul Grappe en majesté c'est-à-dire en Suzanne. En même temps, ça me permettait d’éviter le naturalisme de la reconstitution. Parce que tout à coup, ce qui était lié historiquement à la matière de l’époque et crucialement à la guerre - parce que cette histoire arrive à cause de la guerre, tout explose à partir de la guerre - donc il y avait une espèce de structure un peu atomisée, éclatée, et morcelée qui avait pour origine la guerre. C’est à cause de la guerre que tout part dans tous les sens et se disloque. Avant la guerre, le film est chronologique, et puis bien après la guerre, avec la naissance de l’enfant tout redevient chronologique. Mais au milieu, ça déborde. Suzanne est une créature de la guerre. C’est pour ça que je tenais beaucoup à une scène presque fantastique, qui est une rencontre au Bois de Boulogne entre Suzanne et une gueule cassée. Là il y a un effet de miroir parce que ce sont deux personnages différemment défigurés par la guerre.
Le personnage du comte apparaît comme le troisième visage de la guerre.
Là j’ai imaginé une vision et une approche aux antipodes de celle de Paul Grappe. Paul, c’est la peur de la guerre. Le comte a vécu une expérience inverse du front. J’avais lu un texte de Teilhard de Chardin intitulé « La nostalgie du front ». Je l'ai utilisé tel quel dans le film. Teilhard de Chardin, c’était le patriotisme extrémiste de l’époque, une forme de nationalisme exacerbé. Une mystique où on dépasse sa propre personne en se fondant dans la nation. Mort, gloire, héroïsme. Le comte est habité par cela. Il l'incarne avec sa tenue de dandy en trainant son désœuvrement et en déplaçant sa soif de grandeur sur Louise. Mais ce militariste n'est pas un conservateur. Pas de germanophobie chez lui. Il aime la musique romantique allemande. Il joue de la clarinette. Il connaît le jazz. Il est ouvert, émancipé dans ses mœurs. Il a le goût et le sens de la fête. Il aime les mélanges de classes sociales. Mais ce portrait robot n'est rien sans Grégoire. Il a fait un travail étonnant sur l'élocution, sur la prononciation, sur le phrasé du personnage. Il ne parle pas, il chante. Et il se déplace avec un corps rigide atteint d'une légère claudication. Avec sa voix précieuse et son maintien d'officier sans oublier ses yeux de braise, c'est tout le caractère physique que l'acteur s'est approprié pour construire un drôle de prince charmant…
Vous avez, très tôt, fait des essais perruque et maquillage avec Pierre Deladonchamps…
J’avais besoin de mettre à l’épreuve ces effets de mascarade qui faisaient vraiment partie du sujet. On a fait plusieurs séances, des essais de maquillage, et de perruque. J’ai résolu ça au fur et à mesure de la préparation, en me rendant compte que finalement il fallait confronter le personnage de Paul Grappe à tous ces essayages. Dans le film, on montre tout ce processus, on assiste à des transformations successives, à des corrections, des erreurs, à des choses qui ne marchent pas. A partir du moment où je rendais visible tout ce parcours ça devenait crédible, intéressant, vivant. Je tenais aussi beaucoup à ce qu’il y ait des scènes sans perruque, où la féminité n'est pas liée à cette prothèse. Et je trouve particulièrement troublant tous les passages où il est en Suzanne sans la perruque et où il est dans une espèce d’entre deux mondes, une sorte de frontière indiscernable entre Paul et Suzanne. C’est là, dans cet espace de flottement, qu’il y a le plus grand interstice de liberté, et c’est le plus intéressant à creuser cinématographiquement. Cela, Pierre l’a très bien compris. Evidemment je n’ai jamais rien expliqué dans ces termes, je suis pas du tout du genre à rentrer dans la psychologie des personnages et à tenir des discours aux acteurs. Mais Pierre l’a saisi et surtout il n’a eu aucune forme de résistance. Il a su inventer au bon moment et s’approprier tout ça. Sa partition c'est que Paul Grappe en se muant en Suzanne trouve un espace de liberté mais que la société lui renvoie l'image d'un pantin. Pierre a très bien réussi à le faire ressortir, mais ça n'a jamais été une vue d'ensemble. A chaque fois ça se fait par le vif d’une scène, comme si on ne savait pas ce qu’il y avait avant, et ce qu’il y aurait après. Comme si le personnage se dépersonnalisait. Il se perd dans ce labyrinthe et ne se reconnaît plus. Il ne sait plus du tout qui il est, comment il est, et il y a une espèce de détresse qui le rend violent dans la dernière partie du film. Au début il a une forme de naïveté enchantée. Et puis à la fin c’est vraiment une gorgone. Il est tombé dans uns piège et il n’y a pas d’issue. Ils sont d’ailleurs tous les deux tombés dans le piège de ce qui était destiné à lui sauver la vie sur son initiative à elle.
Dans ce piège, il y a une forme de déchéance sociale…
Bien-sûr qu'il est socialement rejeté. Mais ce n’est pas le déclin ou la déchéance de Suzanne qui m'intéressait, c'était sa solitude. Je ne voulais surtout pas atténuer le fait qu'elle devenait détestable. Cet aspect "maudit", j'y tenais beaucoup, mais je crois que la clé c'est l'exclusion. Il refuse de se soumettre à l'impératif de l'identité. Dans la scène du miroir avec Michel Fau c'est flagrant. Là, sa singularité est insondable, et c'est ce qui provoque cette colère. Il devient vraiment violent. C'est pour moi une solitude radicale que de ne pas pouvoir se reconnaître dans qui que ce soit, dans quoi que ce soit. C'est ça qui provoque sa violence. A ce moment-là, on est totalement pour Louise, de son côté à elle. Mais si on essaye d'imaginer sa solitude à lui, c'est vertigineux.
Parlez-nous de Louise.
C'est une femme éperdument amoureuse qui va tenter d'aider, de sauver, de protéger l'homme qu'elle aime, qui va le cacher, le déguiser en femme pour qu'il ne ressemble pas au déserteur recherché. Tout cela est très clair dans un premier temps. Et elle va peu à peu être dépassée par le chemin qu'il va prendre. Elle, elle travaille la journée, lui passe ses nuits au Bois. Tout à coup c'est une vie complètement nouvelle. Elle essaye de le suivre mais leurs fantasmes ne sont pas compatibles. Ils vont s’éloigner. Alors que lui vit une sorte de bonheur en conciliant ses appétits sexuels d'un côté, et son amour pour elle de l'autre, elle ne trouve pas son compte dans cette alternance, elle peine à le suivre dans ses aventures, et surtout dans la prostitution. Là il y a une forme d'aliénation amoureuse, mais qui va se muer en oppression, parce qu'elle accepte pour lui de faire des choses qui ne correspondent pas à son désir. C'est cette femme opprimée que je voulais montrer jusqu'à son passage à l'acte. Et puis l'expression de son désir à elle, son désir de maternité, un désir qu'elle tient secret pendant toute l'histoire. Tout ça bien sûr va inexorablement conduire à l'accident, au crime. Elle donne, elle donne, elle donne et puis quand elle n'a plus rien à donner, elle tue.
Vos acteurs parlent de votre travail ensemble comme d’une trinité que vous avez formé tous les trois et racontent que vous étiez comme dans une bulle.
Absolument! Personne n'avait prise sur nous. Moi je n'avais jamais vécu ça, cet espace de confiance qui circulait entre nous, qui nous donnait des ailes, et qui permettait de surmonter nos inhibitions respectives, nos points faibles. Il n'y avait pas de test, pas de jugement, pas de résistance, et ça établissait les conditions d'une inventivité constante. On pouvait prendre tous les risques, comme si on n'avait de comptes à rendre à personne. C'était une espèce de bloc où on peut tout se permettre, rectifier ce qui ne va pas, aller dans une direction, voir que c'est pas la bonne et en changer. C’était une espèce de révolution permanente. On pouvait très bien avoir des désaccords sans que ça soit vécu comme des blessures. Ca nous rendait invincibles. Je n'ai jamais vécu cela avec un couple d’acteurs. On peut avoir des relations tout à fait fortes et privilégiées avec une actrice ou un acteur sur un tournage. Mais là, pour raconter le biopic d’un couple, que ce couple soit suffisamment uni, dépourvu de préjugés, et capable d'inclure le regard du metteur en scène, parce qu'eux-mêmes étaient d'une totale disponibilité par rapport à ma démarche, cela nous ouvrait toutes les portes pour nous jeter à l'eau. Généralement, les acteurs ont plutôt tendance à vouloir que le cinéaste soit dans le contrôle, dans la maîtrise et sachent avant que le plan commence de quelle manière il va évoluer et se terminer. Tandis que Céline et Pierre aimaient aller à l'aventure, cela a été une chance inouïe, parce que ça nous donnait à tous un talent qu'on n'aurait pas eu dans d'autres conditions.
C'est quelque chose qui s’est créé sur plateau ?
Oui, au fur et à mesure du tournage. Au début, c’est logique, on était tous un peu sur la défensive. Mais on a très vite compris qu'il était nécessaire qu'on soit tous les trois corps et âme dans la même recherche. Les deux acteurs n'étaient jamais dans la performance, dans la compétition, dans la rivalité. J'ai jamais rencontré des acteurs aussi doués pour jouer ensemble. Capables de générosité jusqu'à l'obscénité.
Qu’est ce qui a animé vos choix esthétiques, pour la photo, pour les costumes, pour les décors ?
Ce qui a été déterminant, c’était le refus du noir et blanc nostalgique. Dans les films d’époque, on a tendance à éliminer les couleurs, alors qu'au contraire c'était une époque où les couleurs étaient éblouissantes. Je pensais à Vuillard, à Bonnard, aux Nabis. Ce travail sur les couleurs aussi bien dans les costumes que dans les décors a été mon idée fixe. Je voulais qu'elles soient le plus éclatantes possibles, même quand elles étaient noires comme dans la scène des tranchées. Je ne voulais surtout pas de la grisaille, et pas d'une lumière qui égalise les couleurs. Au contraire je tenais à dégager les lueurs et les ombres. Pas de lumière blanche qui dévitalise tout ce qu'elle éclaire.
Dans le film, la musique provient, soit du spectacle de cabaret, soit des circonstances d’une scène. Il n’y a jamais aucune « musique de film ».
Je déteste les musiques d'accompagnement qui dans les films tombent du ciel et soulignent les intentions. J’aime utiliser la musique en contrepoint, de façon parallèle pour qu'elle ne redouble pas l'image. Avant le tournage, avec Alexis, on avait déjà mis au point pas mal de musiques, comme celle de la fête chez le comte, ou cette espèce de valse d'automate, qui est liée à la création de Suzanne, et dans la dernière partie, à sa dislocation. Ce sont des musiques de source ou des musiques décalées. Je tenais beaucoup aussi à la présence de chants dans le film. Une chanson populaire Auprès de ma blonde, l'hymne national la Marseillaise, mais aussi un lied de Schubert et une mélodie jazzy de Bessie Smith. Et puis il y avait aussi les musiques composées pour les parties dansées du cabaret, depuis la marche militaire jusqu'au tango en passant par la valse.
Il y a, tout au long du film, une omniprésence du corps.
Il me semble que ce qui évite le piège de la reconstitution, c'est toujours de revenir au corps, parce que sinon c'est l'imagerie qui est la plus forte, et du coup les corps paraissent déguisés. Là il fallait intégrer le déguisement à l'histoire, puisque c'est quand même l'histoire d'un homme qui se déguise, qui se perd dans son déguisement et qui va tout perdre. Donc j’ai constamment cherché à ce qu’on revienne à quelque chose de physique. Il y a les corps des soldats de la guerre, les corps blessés, mutilés ou secoués de tremblements. Tous ces corps en mouvement ont créé la mythologie des années folles dont s'inspirent les danses débridées et la peinture cubiste. Et puis aussi le corps de ces femmes au travail avec leurs gestes précis, méthodiques dans l'atelier de couture. Toutes ces femmes portent l'uniforme : la blouse. Ce sont des corps de veuves, prêtes à chanter l’absence.
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Céline
Sallette
Vous aviez entendu parler de ce film, avant de lire le scénario ?
Je me suis souvenue, bien plus tard, que François Dupeyron l’avait évoqué. Mais c’est Pierre Deladonchamps qui m’en a réellement parlé le premier, à Cannes, il y a tout juste un an. On ne s’était jamais rencontré, on se croise en allant à une soirée, et il me dit : « Il y a ce film d’André Téchiné que je vais faire, et ce rôle, il est pour toi, ça me rend dingue, c’est une autre actrice qui a été choisie, mais il faut que je te le dise ». Moi, j’étais flattée mais en même temps c’est frustrant de se dire que je passe un côté d’un film qui a l’air incroyable d’André Téchiné et qu’il a vu d’autres comédiennes, plus jeunes, et que ce ne sera pas moi. C’est bouleversant quand on y pense, comment Pierre a fait un appel à la providence. Ensuite, il y a eu la décision de cette autre actrice de ne pas faire le film. Et le désir des producteurs qui pensaient à moi depuis longtemps, et qui soudain a pu se concrétiser. Pour moi, faire ce film a été une évidence dès ma rencontre avec André un soir, et la lecture du scénario dans la foulée.
Comment s’est passée cette rencontre avec André ?
Il était évidemment traumatisé d’avoir perdu son actrice principale. Je me suis maquillée pour aller au rendez-vous, sous la pression de Gregory qui me disait « Il faut que tu sois fraiche ! » parce que c’est vrai que j’ai dix ans de plus que l’actrice qu’André avait choisie. Quand André est arrivé, j’ai vu qu’il était timide, mais quand il vous regarde, il a un œil, il vous regarde vraiment. C’est éprouvant. D’entrée de jeu, il m’a dit la vérité. « Là, franchement, je vous vois, je ne sais pas, je n’y crois pas trop… » Cela m’a fait hurler de rire. Il avait de moi l’image d’une intello un peu triste. Moi je n’ai pas peur d’être qui je suis, donc je n’ai pas joué à être quelqu’un d’autre. Dans la nuit, j’ai lu le scénario. Ce rôle a tout de suite été une évidence, un désir immédiat. J’ai passé beaucoup de temps à aimer follement. Je sais de quoi ça parle. Après avoir lu le scénario, je me disais que ce serait vraiment miraculeux d’obtenir un rôle pareil, dans un film pareil, à un mois et demi du tournage… Le lendemain matin, je suis venue voir André à la production. On a parlé, durant plus d’une heure, du film, de Louise. Je crois que c’est mon énergie qui l’a convaincu. Il a vu mon élan, mon envie. Jouer, c’est mon mode d’expression. Mon métier, c’est ma joie première. André l’a senti.
Dès le lendemain, j’ai plongé dans le rôle. J’ai tenté d’arrêter de fumer. J’ai pris des cours de maintien. Je me suis mise à la broderie.
Comment s’est passé le tournage ?
Comment le raconter ? Tous les trois, on a vécu dans un état de grâce, d’euphorie, de jubilation totale. Nous étions comme trois funambules au-dessus de l’abîme. On a été fous. Fous de rire, fous d’amour les uns pour les autres. La confiance entre Pierre et moi a été absolue. Il y a eu entre nous un amour très fraternel et inconditionnel qui n’a jamais été démenti. On s’est beaucoup parlé de l’intimité de ce couple, de leur sexualité. De ce type qui ne supporte pas d’avoir un enfant. Cette histoire résonnait en nous de façon très intime, on se l’est dit, ça a fait tomber des pudeurs entre nous.
Au début du tournage, il y eu quelques tensions, à cause de la grande gemmélité qui existe entre Pierre et André. Ils ont la même pudeur tous les deux. Ils sont fins, drôles, et très angoissés. Ils étaient comme deux aimants qui au début se repoussent. Petit à petit, s’est créée entre nous trois une vraie communion.
On peut dire que Pierre et moi, on s’est livré à André. Son exigence est incroyable, elle est toujours juste et belle. On a cherché ensemble. On s’est insulté joyeusement. On n’avait peur de rien, on pouvait tout se dire. On a créé une bulle. C’était un plaisir physique de faire ce film ensemble. On était tous chargés, habités. C’était pourtant sacrément casse gueule. Un peu comme si, pour le programme libre, en patinage, vous aviez décidé d’enchaîner les quadruples saltos. Mais on n’a jamais eu peur.
Comment avez-vous travaillé avec Pierre ?
Une partie de la folie qui s'est emparée de nous était probablement liée à cette mystification, à cette Suzanne…Je l'ai vue advenir et c'était bouleversant. Suzanne était une évidence. Avec la grande complicité de Laurence la maquilleuse et malgré la difficulté technique et physique, j'ai admiré la légèreté la joie et le talent avec lesquels Pierre était Elle et comment Elle (par le bouleversement de la métamorphose, de la transfiguration) nous emmenait dans des fous rires incessants, très loin dans cette redéfinition de la vie, dans cette redistribution des cartes.
Sur le plateau, Pierre, j’étais là pour le soutenir, comme le faisait Louise. Comme disait André : « Louise, elle aime, elle aime, elle aime, et quand c’est fini, elle tue. » Louise me bouleverse. Elle a la folie de l’amour. C’est un amour pur, archaïque et moderne. Elle est comme Paul. Elle participe à la mystification qu’elle a initiée, elle vit dans une vie parallèle. Elle le soutient, elle l’accompagne en souterrain. Puis soudain, l’enfant ramène le réel. L’enfant tue le rêve. On pense à Alice au pays des merveilles, quand Louise est chez le comte. C’est une traversée du miroir.
Comment est André Téchiné sur le plateau ?
D’abord, il faut préciser qu’il n’y a aucune perversité chez André. Il n’a jamais tenté d’obtenir quelque chose de nous malgré nous. Tout simplement, André n’a jamais rien lâché. Qu’il s’agisse de la diction, de l’intention, du jeu, André ne renonce jamais, il ne baisse jamais les bras. Il voit tout, il entend tout, il vous emmène à un tout autre niveau. Il est d’une intelligence dramatique supérieure. André a une passion de la vérité, qui passe par une forme de dureté, que beaucoup de gens ne sont pas capables d’assumer. Il n’est pas aimable, il s’en fout, c’est ce qui fait son génie.
J’ai été fascinée par André. Par sa jeunesse, sa force physique. C’est la force de son intention. Pour t’emmener à un coin du plateau, il t’arrache l’épaule. Ce n’est pas pour te faire mal, mais parce qu’il a la force de son désir. Son exigence est immense. Il cherche la justesse absolue. Dans le jeu, dans le cheveu, dans le costume. Il cherche la vérité du moment.
Il faut aussi parler de son humour, de sa pudeur. De sa totale absence d’égo.
Il est toujours très attentif aux autres, sans jamais être complaisant. Il déteste les gens autocentrés. Il pratique l’autodérision à fond la caisse. On avait le devoir de rire de nous-mêmes. Il n’avait pas de fausse pudeur, de coquetterie, aucune brutalité et beaucoup de bienveillance.
Il est d’une grande honnêteté. Il a une culture folle. C’est un esthète. Pierre et moi, on n’est pas du tout de cette culture-là. Ce qui n’a rien changé à son amour pour nous.
Concrètement, dans la direction d’acteur, cela se traduit comment ?
Les premiers jours de tournage, il me disait beaucoup « On ne t’entend pas. » Cela voulait dire que je ne jouais pas assez grand, pas assez net. Jouer, c’est un truc de funambule. Souvent, on se débrouille pour passer au-dessus du vide en tremblant un peu sur le fil. Pas avec André. Il voit bien ce qu’on tente, il peut trouver ça joli, gracieux, charmant, mais cela ne l’intéresse pas. Il veut qu’on passe haut la main, sans trembler. Il veut que ce qu’on lui donne soit plus grand, plus pur.
On est partis tous les trois du principe que si on s’aime, alors on peut tout se dire. On a formé une trinité. Retourner à la vraie vie a été très difficile.
Ce film vous a changé ?
Pour moi, ce rôle, a opéré vraiment comme une bascule. Le regard de metteur en scène qu’a eu André sur moi m’a corsetée, m’a sculptée, m’a dessinée, avec une exigence qu’aucun réalisateur avant lui n’avait jamais eue avec moi. Je sais qu’il nous a emmené à un niveau de jeu que moi je n’avais jamais atteint. Quand je vois le film, à l’endroit du jeu, je vois un documentaire. On a effacé les coutures, les intentions. Le travail des acteurs a disparu, au profit de la vérité.
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Pierre
Deladonchamps
Connaissiez-vous l’histoire de Paul Grappe, avant de lire le scénario ?
Je ne savais rien, sauf que c’était inspiré d’une histoire vraie, ce qui est toujours plus touchant lorsqu’on lit un scénario car on a l’impression de faire revivre des personnes qui ont existé. Après, j’ai lu le livre, et la BD, mais je me suis vite concentré sur le scénario uniquement, parce mon sujet c’était Paul dans « Nos Années Folles » tel qu’André Téchiné l’imaginait, lui et pas un autre. J’ai lu le scénario d'une traite et je me suis dit : « Si je fais ce film, ce sera un des plus beaux rôles de ma vie ».
Le rôle ne vous a pas fait peur ?
Ma peur, c’était qu’André ne me choisisse pas... On a fait des essais pour voir si la transformation en femme fonctionnait, mais je ne savais pas si je l’avais convaincu. Et quand j’ai eu la certitude d’être choisi, j’étais simplement exalté. J’avais hâte qu’on passe au tournage. J'avais une certaine peur oui, mais positive : Le trac...
Il y a eu récemment au cinéma des histoires où on voyait des hommes s’habiller en femmes. Qu’est-ce qui rendait Paul Grappe différent ?
Le fait qu’il ait existé, et que toute cette histoire soit vraie déjà... Et puis que Paul doive en premier lieu se déguiser en femme pour survivre, pas pour un plaisir personnel. C'est devenu un plaisir par la suite. On a tendance à oublier que les années folles portent très bien leur nom. Les gens se sont complètement lâchés, parce qu’ils avaient vécu une telle atrocité avec la guerre qu’après il fallait vivre pleinement, en toute liberté, avec démesure. Paul s’habille en femme parce qu’il a déserté, qu’il a refusé de retourner au front, de faire la guerre. Il a d’ailleurs été soupçonné de s’être volontairement sectionné le doigt qui appuie sur la gâchette, et ensuite, d’avoir entretenu sa blessure. Il va très loin ! Finalement il finit par se transformer totalement, juste pour rester vivant. Et ce sera comme une deuxième naissance car il va vivre sous une autre identité, dans une autre peau. Et il va surtout y prendre goût et avoir du mal à redevenir un homme. Il ne veut plus avoir à choisir entre les deux sexes.
Est-ce qu’il y a des moments où vous avez eu du mal à le comprendre ?
J’essaie de ne pas juger les pensées et les actes des personnages que j’interprète. J’estime qu’il ne faut jamais être au-dessus de son personnage. Paul a existé, il a eu cette vie-là, je ne l’ai pas eu à sa place. Je suis là pour tenter d’interpréter ce qu’on sait de lui avec ce que j'ai à apporter comme matière première. Je dois essayer de le comprendre, bien sûr, mais pas le juger. J’ai compris qu’il était dans cette forme d’horreur invivable qu’est le front, la guerre, qu’il était fou amoureux de sa femme, et qu’ensemble, ils ont cherché une solution pour survivre et rester ensemble. J’ai compris cette histoire d’amour, et j’ai essayé de comprendre Louise, pourquoi elle fait tout ça, comment elle le fait, et ce qu’il y a dans son regard quand elle dit oui, quand elle accepte tout. Je comprends Paul aussi quand il pète les plombs, j'imagine que nul ne revient indemne de la guerre. Paul prend une fausse identité, puis il se rend compte que ça plaît, il se prête au jeu et je pense qu’il y avait peut-être aussi une partie de ça en lui qui a émergé. Je ne sais pas quelles étaient les bases de son attirance pour les habits de femme, pour être dans la peau d’une femme, pour être regardée par un homme, pour faire l’amour avec un homme, en femme, et faire l’amour avec une femme, en femme aussi. En tous cas au tout début il refuse en bloc et avec une certaines violence l'idée de se travestir. Je l’ai compris, je ne l’ai jamais jugé. Et à la fin, je comprends qu’en fait il n’a jamais tellement eu le temps de se construire en tant qu’être humain, et que l’arrivée de cet enfant, c’est beaucoup trop prématuré pour lui, par rapport à l’évolution dans laquelle il se trouve. Paul voudrait que rien ne change. Avoir un enfant bouleverse sa vie. Soudain, il doit partager le temps de sa femme, son temps, supporter le bruit. Comme il le dit dans le film « C’était un rêve ». Avec la venue de l’enfant il bascule plutôt dans un cauchemar.
Qu’avez-vous pensé en lisant le deuxième scénario, celui que vous avez finalement tourné ?
J’étais ébloui. C’était tellement plus fort... Dans un souci d’économie, André a eu cette idée de génie d’imaginer que Paul allait raconter son histoire sur la scène d’un cabaret. Je trouve que c’est une mise en abîme hallucinante, qui colle complètement avec la personnalité de ce type qui a passé son temps à mettre en scène sa vie. Dans le film, on passe du présent aux flash backs, et au milieu de cela, on raconte la vie d'avant de ce type à travers un spectacle qu'il interprète lui-même... C'est vertigineux.
Comment se sont passées les rencontres avec André, pendant ces longs mois où vous attendiez que le tournage démarre ?
Je me souviens de notre première rencontre. André est quelqu’un de très timide, du coup sa timidité peut parfois apparaître comme de la froideur ou de la distance. En fait, pas du tout, c’est quelqu’un qu’il faut apprivoiser, et qui apprivoise les gens de manière très progressive. Par contre quand on a sa confiance, c’est du béton. On se voyait, on parlait du rôle. Ce qui l’inquiétait au début c’était la crédibilité de la transformation, la crédibilité de l’amplitude de l’âge entre le début et la fin du film. Je dois dire qu’être entre les mains d’André, c’est une expérience hors norme. André, c’est celui qui dit le plus, mais avec le moins de mots. Il est très concentré, il voit tout. Il veut ne jamais avoir l’impression de voir des acteurs jouer. Donc dès qu’il trouve que c’est trop joué, on recommence, il dit « là, ce n’est pas senti, je ne veux pas avoir l’impression que vous savez ce que vous allez dire juste après ». Ça paraît tout bête, mais c’est beaucoup de travail. C’est un film historique en costumes, pourtant André a fait une mise en scène d’une modernité incroyable. Il nous a dit : « Surtout on oublie l’idée de parler comme à l’époque. C’est une histoire qui se passe au début du XXème mais on la joue en 2017. Il faut, quand on regarde un film, accepter le postulat qu’on sait que c’est faux, mais on n’a pas envie d’y penser, on se dit ok c’est vrai, et on fait abstraction de tout ça ». Avec André et Céline, on a formé un trio inébranlable, indestructible. Et on a eu un amour incroyable, inconsidéré, les uns envers les autres, à tel point qu’on avait tous les trois une immense liberté. Bien sûr, sur le plateau, il y avait l’équipe, la technique, et toute cette pression, mais une fois qu’on travaillait, qu’on était dans le cœur de la scène, plus rien n’existait. Il n’y avait plus que nous trois… Pourtant c’était intense, parce qu’André fait parfois vingt prises, vingt-cinq prises, il ne dit pas grand-chose d’une prise à l’autre. Il est comme un sculpteur en train de travailler la matière, c’est à dire ses acteurs. Sa mise en scène, c’est vraiment de la haute couture. Il a une oreille et un regard qui font que c’est un immense metteur en scène. Je ne ressentais jamais la fatigue, parce qu’on avait tout le temps envie d’être sur le plateau, d’être ensemble, de chercher, de trouver.
Comment passiez-vous, parfois dans une même journée, de Paul à Suzanne ?
Quand j’avais à être Paul et Suzanne dans la même journée, voire plusieurs fois et à des périodes différentes, je prenais le temps du changement de costume ou de maquillage comme un sas durant lequel je perdais toute concentration, c’était ma façon de sortir complètement de la scène qu’on venait de faire. Ensuite, une fois que j’étais rhabillé différemment, j’étais dans une autre époque, un autre moment, je pouvais passer à autre chose. Et puis André était là pour veiller au grain. Il me disait souvent « Kill the darling »…
Vous rêviez d’avoir Céline Sallette comme partenaire dans ce film ?
Oui, j’ai pensé à elle dès la lecture. Je ne l’avais jamais rencontrée. Céline a été une partenaire de rêve. Quand on la rencontre, on sent en elle une richesse folle. Son regard dit tant de choses, il est tellement nourri. On a joué ensemble, tout le temps, pour André, comme une preuve d’amour. « Regarde comment, regarde combien on t’aime". Car André est quelqu’un qu’on a envie d’aimer. Il est moderne, plein d’humour, intransigeant, secret. Pour certaines scènes, il disait « Qu’est-ce que vous avez envie de faire ? » On proposait, il acceptait ou pas. Parfois, on se permettait de rajouter des mots, de vivre le moment. On avait du plaisir à chercher, du plaisir à ce que ce soit difficile. Cela n’a jamais cessé d’être exaltant. André a travaillé énormément. Son obsession, c’est qu’on ne voit jamais les coutures, celle du jeu comme celles des costumes.
Qu’avez-vous appris de ce tournage ?
C'est peut-être le rôle pour lequel je me suis le plus jeté dans le vide. Et j'ai aimé cela. C'est une expérience intense qu'on ne vit pas pour tous les rôles. Je retiens aussi cette phrase que m’a dite Céline : « Il faut s’autoriser à être mauvais. Il y a un chemin à parcourir. N’essaye pas de brûler les étapes. » Je crois que je ne serai plus le même acteur. André nous a placé à un tel niveau d’exigence ! J’ai réappris que jouer ne doit pas sortir du cerveau, mais du cœur, des tripes, du corps. Ne jamais penser à ce qu’on va dire ou faire, c’est une évidence, mais on n’y arrive pas toujours. Il faut toujours reconquérir sa spontanéité. J’ai adoré faire ce film. J’en suis fier. Je l’aimerai à vie.