Ali
Soozandeh
Quelle est l’origine du projet ?
Il y a quelques années, j’ai surpris une conversation entre deux jeunes Iraniens dans le métro, qui parlaient de leurs expériences avec des filles. Ils ont mentionné une prostituée qui amenait son enfant avec elle partout où elle travaillait. J’ai commencé à faire des recherches sur les réseaux sociaux, et fait appel à mes propres souvenirs de jeunesse, pour m’interroger sur ce que pouvait être la sexualité en Iran aujourd’hui. Ces recherches ont nourri l’écriture du scénario.
Vous l’avez toujours envisagé comme un film d’animation ?
L’animation est ce que j’ai le plus pratiqué. J’ai également travaillé comme cadreur, photographe, peintre, storyboardeur et sur les effets visuels. Pour ce projet, tourner à Téhéran n’était évidemment pas envisageable. J’ai vu des films tournés au Maroc ou en Jordanie censés représenter l’Iran, mais je n’ai pas trouvé ça convaincant. J’ai choisi la rotoscopie car, dans l’animation, c’est le procédé qui apporte le plus de réalisme aux personnages.
Parlez-nous de votre relation avec l’Iran.
Je suis né en Iran et j’ai vécu là-bas jusqu’à mes 25 ans. J’habite en Allemagne depuis 1995. Je suis le seul de ma famille à vivre à l’étranger. J’avais 9 ans lors de la révolution islamique. J’en ai vraiment ressenti l’impact quand les filles et les garçons ont soudain été séparés à l’école. Ce fût le premier des nombreux bouleversements qui allaient suivre. Évidemment je reste très attaché à l’Iran et à mon peuple, qui est doué d’une grande force et a su garder sa dignité face aux épreuves. Le fait d’avoir fait des recherches et réfléchi à la complexité de la société iranienne a rendu ma relation à l’Iran bien plus intime.
Pourriez-vous décrypter le contexte social de l’Iran d’aujourd’hui et décrire ces tabous auxquels le titre du film fait référence ?
Briser les tabous, c’est protester. En Iran, les prohibitions juridiques et les restrictions morales façonnent le quotidien. Mais, dès que la sexualité est réglementée, les gens trouvent toujours comment contourner les interdits. À ce jeu-là, les Iraniens se montrent très créatifs. L’absence de liberté les pousse à avoir une double vie, un double standard de valeurs. Dans leur vie sociale, ils font preuve
d’une austérité de façade. Dans leur vie privée, le sexe, l’alcool, les drogues sont parfois sans limites. « Téhéran Tabou » parle de ces doubles standards avec lesquels les Iraniens déjouent quotidiennement les interdits. Cela entraîne de nombreuses complications sociales, qui peuvent conduire à des situations absurdes, voire comiques.
C’est ce sentiment de paranoïa que vous vouliez montrer ?
Dans la classe moyenne où se situe l’intrigue, les restrictions découlent autant de la mentalité des gens que des lois du pays. L’honneur familial est bien plus important en Iran qu’en Europe. L’Iran est une société où les liens sociaux sont décisifs et jouent un rôle majeur, notamment dans la réussite. Un individu et sa famille peuvent perdre leur honneur à cause d’une relation extra-conjugale. Et être envoyé en prison et payer une amende n’est rien, comparé au fait que cette condamnation soit rendue publique. Quand les proches, les voisins sont informés du
« crime », alors l’honneur de toute la famille est perdu, irrémédiablement.
Quel est le rôle des femmes dans la société contemporaine ?
Les représentations que les Occidentaux se font de l’Iran sont toujours du domaine du cliché. Ce sont des stéréotypes qui vont de l’exotisme des Mille et Une Nuits, à la férocité du régime islamique, en passant par la menace nucléaire. Mais la réalité qu’on voit dans les rues de Téhéran est bien plus diverse. Les femmes sont souvent plus éduquées que les hommes et ont un rôle plus visible dans la vie quotidienne que dans d’autres pays islamiques, comme l’Arabie Saoudite. Il n’y a pas qu’un seul type de femme moderne iranienne. Cela va des fondamentalistes religieuses
aux féministes occidentalisées. Ces dernières n’ont aucun moyen de s’exprimer en public. Dans ce jeu de vertus de la société iranienne, ce sont elles qui souffrent le plus. Paradoxalement c’est pourtant à ces femmes qu’il incombe d’imposer aux générations suivantes les règles et les tabous qui restreignent leur propre liberté.
Vous nous mettez en empathie avec vos personnages…
Je pense sincèrement que les gens et leurs rêves sont les mêmes partout dans le monde. Seules les circonstances diffèrent. Je crois que n’importe quel public peut s’identifier aux personnages de ce film qui souffrent tous des tabous liés au sexe et des restrictions de la société iranienne. Ils sont à la fois les victimes et les coupables. Personne dans le film n’est absolument bon ou mauvais. Un personnage
peut sembler très offensant par ses actions, mais on comprend son comportement dès lors qu’on découvre le contexte dans lequel il évolue.
Pourriez-vous expliquer les étapes du processus de rotoscopie ?
Après avoir terminé le storyboard et le casting, on tourne sur fond vert avec les acteurs. Durant cette phase, le travail se fait en studio avec une équipe de tournage normale. Puis, il faut créer des images provisoires pour les arrière-plans. Ensuite, une fois le montage terminé, on passe à l’animation. On crée les arrière-plans définitifs c’est à dire, une combinaison d’éléments 3D et de dessins, puis les personnages, qui sont dessinés séparément. Enfin, on combine tous ces éléments pour composer l’image finale. Pour ce film, ce travail a duré 13 mois et avec une équipe de plus de 40 artistes.
Comptez-vous continuer dans le domaine de l’animation ou souhaitez-vous travailler sur des films en prise de vue réelle ?
Le domaine de l’animation reste ma zone de confort, mais je pourrais imaginer travailler sur des films en prise de vue réelle. Si la prise de vue réelle me semblait être la meilleure façon de raconter une histoire, je ne passerais pas par l’animation. Tout dépend du sujet.