Kantemir
Balagov
Comment êtes-vous arrivé au cinéma ?
Je suis né à Naltchik, dans le Caucase du Nord, en 1991, et c’est là que j’ai fait mes études secondaires. Pour être honnête, le cinéma ne m’est pas venu tout de suite : je suis d’abord entré en faculté d’économie à l’université de Stavropol, puis j’ai suivi des cours de droit par correspondance. Mais j’ai vite compris que tout ça ne me correspondait pas et je me suis mis à chercher autre chose. Mon père m’avait acheté un appareil photo, j’ai commencé à faire des photos, puis à filmer des choses et j’ai fini par faire des web séries à Naltchik. J’en avais fait cinq ou six quand un ami m’a dit que je devrais aller voir Alexandre Sokourov (je ne savais pas qui c’était à l’époque !), car il avait ouvert une école de cinéma à Naltchik trois ans plus tôt. On s’est écrit, on s’est téléphoné et il m’a proposé d’intégrer l’école directement en troisième année. J’ai évidemment dit oui et je ne regrette rien. En fait, quand Alexandre Sokourov a ouvert cette école dans le bâtiment de l’université de Naltchik, il voulait que les études durent six ou sept ans, mais l’université s’y est opposée et les études de cinéma s’y déroulent sur cinq ans. J’y suis entré à l’automne 2011.
Alliez-vous au cinéma avant ? Qu’aviez-vous vu comme films ?
En fait, c’est surtout pendant ces études que j’ai rattrapé le temps perdu. On a vu beaucoup de films classiques : la Nouvelle Vague française, le cinéma du Dégel soviétique, les films de guerre… Évidemment, avant d’intégrer l’école, je n’avais jamais entendu parler de la Nouvelle Vague, ni de Renoir, Carné, Godard, etc. Ce que j’avais vu avant, c’était surtout du mainstream, malheureusement… De fait, il y a des mutliplexes à Naltchik, mais on n’a pas de salle art et essai – comme dans la plupart des villes de province russes. Bref, c’est, in fine, de la Nouvelle Vague que je me sens le plus proche, notamment les premiers Godard, mais j’adore aussi « Les Enfants du paradis » de Carné (un film parfait, selon moi), « Les Poings dans les poches » de Marco Bellocchio, les années soixante, ou encore « Mouchette » de Robert Bresson… Pour ce qui est du cinéma russe et soviétique, je mettrais en premier « Le Bastion d’Ilitch » de Marlen Khoutsiev, « Quand passent les cigognes » de Mikhaïl Kalatozov (la seule Palme d’or russe de Cannes, largement méritée à mon sens) et, d’une manière générale, le cinéma du Dégel.
Ce film, « Une vie à l’étroit », est votre premier long-métrage. Qu’avez-vous tourné auparavant ?
J’ai tourné un film de 40 minutes en 2013, pendant que je faisais mes études, qui s’appelait « Jeune encore », puis un documentaire en 2014 de 38 minutes intitulé « Andrioukha » (sur un jeune homme atteint d’une forme précoce de schizophrénie, mais sur les épaules duquel repose la vie de sa famille, car c’est lui qui gagne de l’argent sur les marchés) et un court-métrage de 15 minutes en 2015, « Moi en premier », qui a été montré au Short Film Corner de Cannes cette année-là (ma première année à Cannes !).
D’où vous est venue l’idée du scénario d’« Une vie à l’étroit » ?
Cette histoire d’enlèvement, qui était relativement courante dans les années 1990 (ces problèmes-là n’existent plus depuis le début des années 2000), je n’en ai entendu parler qu’une dizaine d’années plus tard, quand j’avais dix-sept ou dix-huit ans. Ensuite, en faisant mes études de cinéma, je me suis dit que ça ferait un bon matériau cinématographique à exploiter et j’ai commencé à interroger la diaspora juive, enfin, le peu qu’il en restait à Naltchik à cette époque-là. Ce qui m’intéressait le plus, c’était les sentiments que pouvaient ressentir les membres d’une famille apprenant le kidnapping d’un fils et, par-dessus tout, ce que ces membres ne sont pas prêts à faire pour sauver un proche. C’est cette collision morale que je voulais raconter. Évidemment, tout le monde est prêt à tout pour sauver un proche, mais ce à quoi les gens ne sont pas prêts, c’est cela qu’il est intéressant de creuser. J’ai écrit ça avec mon coscénariste, Anton Iarouch, qui, lui, est de Saint-Pétersbourg. Il ne connaît pas cette région. Il est intervenu à la demande de mon producteur après que j’eus écrit environ la moitié du scénario, il l’a repris et modifié.
Ce qui m’intéressait, c’était la remise en question de l’axiome suivant lequel on doit se sacrifier pour sauver un proche. C’est encore plus vrai dans le Caucase : c’est même le premier des axiomes. Or, pour moi, c’est une question profonde : est-il réellement humain d’obliger quelqu’un à se sacrifier pour sauver un proche ? C’est en partant de ce point que je me suis penché sur les caractères des personnages, des situations… J’avais bien sûr des références auxquelles je pensais : « Mouchette » de Bresson ou « Rosetta » des frères Dardenne.
C’est une histoire qui est réellement arrivée, mais à l’écran, on a un ensemble de faits issus de différentes histoires analogues, on a aussi inventé des choses, mais les scènes-clés sont bien réelles.
Pensez-vous qu’il y ait des différences d’approches dans la mentalité des juifs et des Kabardes dans cette situation ?
Juifs et Kabardes peuvent être aussi proches qu’éloignés. Les Caucasiens ont une société plus patriarcale, les juifs plus matriarcale ; les juifs sont plus énergiques, plus entreprenants ; les Caucasiens plus lents, plus mélancoliques, d’une certaine manière. Mais cette propension à préserver sa famille, à préserver ses racines leur est commune. Les juifs étaient nombreux dans ce qui était, du temps de l’Union soviétique, la république de Kabardino-Balkarie, et ils y sont toujours très présents. Et, lors de la Seconde Guerre mondiale et de l’invasion du Caucase par les troupes allemandes, les juifs ont souvent été cachés et protégés par les Kabardes. Les juifs se sont mis à apprendre le kabarde et nombreux sont ceux qui, une fois la guerre terminée, se sont installés – d’où une vraie communauté juive, avec, à Naltchik, un quartier juif et une synagogue qui est encore là. En revanche, depuis la Perestroïka, il n’y en a malheureusement presque plus : nombreux sont ceux qui ont émigré à New York ou en Israël, ou qui sont partis à Moscou. Il faut rappeler que la fin des années 1990 voit le début de la deuxième guerre de Tchétchénie et le territoire était devenu dangereux, même si nous n’avons pas eu de combats sur notre terre, ni même d’actes terroristes à l’époque. Le seul que nous ayons eu date du 13 octobre 2005, quand des terroristes ont voulu s’emparer de la ville.
Les Kabardes ne sont pas très différents des autres peuples du Caucase. Ce qui les unit, c’est le souci de l’honneur et du respect – même si honneur et respect sont devenus rares chez les Caucasiens… Je ne crois pas qu’il y ait de différences majeures entre les Kabardes d’un côté et les Tchétchènes ou les Ingouches de l’autre (j’espère ne vexer personne !). Il y a des règles de conduite, dictées ou non par la religion musulmane, qu’il ne faut pas enfreindre. Il reste aussi des Russes, bien sûr, en Kabardie, mais même les Kabardes s’en vont. La situation économique est telle que tout le monde va tenter sa chance ailleurs, à Moscou, à Saint-Pétersbourg. Naltchik est devenue une ville très pauvre. Les dirigeants de cette république autonome ne se soucient absolument pas du bien-être de leurs compatriotes, ni qu’ils aient un travail ou non. D’où le fait que chacun ne pense qu’à soi.
Alors même que je faisais encore mes études, je portais cette histoire en moi et, à l’automne 2015, je suis parti à Moscou pour lever des fonds afin de mettre en images ce récit, car Sokourov en cherchait déjà pour un autre film et je savais qu’il ne pourrait pas en lever assez pour les deux. J’ai envoyé mon scénario à tous les producteurs de la place. Les quelques-uns qui m’ont répondu disaient que ce n’était pas commercial. Finalement, c’est Alexandre Sokourov qui m’a aidé en mettant le film en production, sans même avoir d’argent de l’État, ni du ministère de la Culture ni du Fonds du cinéma. C’est Nikolaï Lankine, le directeur de la fondation « Exemple d’intonation »2, qui l’a produit en allant
lui-même chercher les fonds nécessaires. Puis le studio Lenfilm est entré en coproduction sous forme de services : matériel de tournage, costumes, postproduction… Mais le tournage s’est déroulé sans encombres et le peu d’argent réuni nous a suffi.
Où avez-vous tourné le film ? À Naltchik ?
Non. Pour des raisons budgétaires, nous avons presque tout tourné dans les environs de Saint-Pétersbourg, notamment toutes les scènes d’intérieur. Seule une équipe réduite est allée tourner à Naltchik, pendant seulement quatre jours, les scènes d’extérieur dont nous avions besoin. On a commencé à tourner fin septembre 2016, on a fini la partie à Saint-Pétersbourg fin octobre, puis on est allés quatre jours à Naltchik début novembre. Le tournage a définitivement pris fin le 10 novembre 2016. Je montais le film chaque soir, en parallèle du tournage, pour savoir si je devais retourner des prises ou non. On a fait le film avec une caméra Alexa de la première génération numérique. Mon équipe de tournage était très jeune, à l’exception de Lidia Krioukova, la chef-costumière, qui a travaillé sur presque tous les films de Sokourov. Mais c’est aussi le premier long-métrage du chef-opérateur, de l’ingénieur du son, de la maquilleuse… Le chef-décorateur n’en avait fait que deux auparavant.
Comment avez-vous trouvé vos acteurs, notamment la formidable Daria Jovner ?
Tout d’abord, je tenais à ce que les personnages juifs soient joués par des juifs et les Kabardes par des Kabardes. C’était pour moi une question de véracité. J’avais à Saint-Pétersbourg un directeur de casting qui a fait un travail long et fastidieux. Daria Jovner, on l’a trouvée à Moscou ; elle venait de terminer ses études à l’école-studio du MKhaT, le Théâtre d’art de Moscou. Ses parents sont des acteurs de théâtre de Saint-Pétersbourg, juifs aux aussi. Le frère kidnappé, lui, est cuisinier dans la vie, ce n’est pas un acteur professionnel – même s’il a déjà joué dans un film d’Alexeï Guerman Jr. Zalim, l’amoureux kabarde, est acteur ; il a fait ses études à la célèbre école Chtchoukine de Moscou.
Comment travaillez-vous avec les acteurs ? Leur laissez-vous une part d’improvisation ?
Je tiens, bien sûr, à ce qu’il y ait une part d’improvisation, sinon les acteurs s’ennuient. Donc on a fait des répétitions, mais seulement les scènes-clés, les scènes en famille, pour que, pendant le tournage, les acteurs n’aient pas à chercher, mais aient la possibilité d’ajouter quelque chose. On n’a pas trop répété, pour ne pas que s’émousse le caractère des personnages. On a aussi modifié des dialogues sur le tournage.
Les vidéos d’exécutions que vous montrez, comment les avez-vous choisies ?
La plus longue est une vidéo que, mes copains et moi, avions récupérée quand nous devions avoir douze ou treize ans, sur K7 ou sur DVD – je ne me rappelle plus –, qu’on regardait ensemble. Je m’en souviens car c’était la première fois que je me trouvais confronté à la mort, que je voyais quelqu’un mourir lentement. Nous, on était scotchés devant ces images qui dataient de 1998, et qui avaient été tournées dans un village daghestanais. On ne nourrissait pas de sentiments antirusses, on ne se délectait pas de cette bande, mais on n’arrivait pas à s’en détacher… Les réactions des personnages à la vue de cette K7 sont à l’image de celles que mes copains et moi avions, très différentes de l’un à l’autre.
Il y a, au début et à la fin du film, des cartons très personnels. Pourquoi ?
L’idée m’est venue après que deux critiques russes, ayant vu le film, m’aient dit qu’il leur manquait le contexte pour mieux appréhender l’histoire. Et Alexandre Sokourov m’a suggéré l’idée des cartons pour que je resitue l’histoire dans sa temporalité, dans sa géographie, dans ses nationalités… Et l’idée m’a plu, car j’y vois un moment de sincérité que je souhaitais partager avec le spectateur.
Vos choix de cadrage, votre travail sur le son sont troublants. Comment avez-vous travaillé ?
Le mot sur lequel j’ai particulièrement insisté c’était « exiguïté »3. Je voulais que le spectateur la ressente, tant dans la composition du cadre que dans la lumière, les couleurs et aussi au niveau du son. J’ai voulu, par exemple, un développement des couleurs au fur et à mesure qu’on avance dans le film ; j’ai voulu que la caméra soit parfois saccadée, comme si elle était en crise, sans me demander si ce serait beau à regarder ou pas. Quant au son, je tenais absolument au direct.
Où vivez-vous et quels sont vos projets ?
J’habite à Saint-Pétersbourg et je travaille sur un scénario qui, lui aussi, est adapté d’une histoire vraie. Pour le moment, je l’écris seul.
Propos recueillis et traduits du russe par Joël Chapron