-
Jim Taihuttu
Wolf est-il la suite de Rabat ?
Rabat a été un succès, mais beaucoup de gens l'ont vu comme d'une sorte de manifeste pour l'intégration. Pendant la promo, je n'étais pas vraiment à l'aise avec cette perception du film. Je me demandais constamment si nous n'étions pas en train de vendre une histoire trop idéaliste. Tout le monde n'est pas comme les personnages de Rabat. Et pour les gens comme eux, il n'y a pas toujours de happy end. Que deviennent ceux à qui la vie ne sourit pas autant ? Wolf, c'est le côté pile de Rabat. Rabat parle d'amitié et Wolf de trahison. Rabat est en couleur et Wolf en noir et blanc. Le premier se situe en été, le second en hiver. Dans Rabat, le personnage principal est attiré par deux cultures. Cette fois, il est déchiré entre les deux. Wolf est un film sur des types comme ceux dont parlent les rappeurs néerlandais Appa et Naffer dans leur chanson Schuif aan de Kant. C'est un état d'esprit commun à beaucoup de jeunes. Ils rejettent la société, considérant qu'ils n'en font pas partie. Si tu ne fais pas partie de la société, elle ne peut pas t'atteindre. Elle peut te mettre en prison... A moins d'avoir tué quelqu'un, un avocat peut te sortir de quasiment n'importe quelle situation. Le système judiciaire est simplement incapable de contrer l'escalade de la criminalité urbaine depuis dix ans. Combien de fois on a lu dans les journaux que des truands ont échappé à la police au cours d'une poursuite en voiture ! Une Audi R8 est presque deux fois plus rapide qu'une voiture de police. La police se fait de plus en plus attaquer au AK-47. Moi aussi, je resterais dans ma voiture si ne j'avais qu'un Walther P5 ! Autrefois, un voleur n'était qu'un voleur. Ce n'était pas une carrière comme une autre. Mais ce temps-là est fini. Si on regarde quatre ou cinq ans en arrière, le cauchemar est devenu réalité. On a des fusillades sur les autoroutes et tout ça. Ça a commencé dans les banlieues, en France. Ce qui se passe là-bas et à Londres est pire qu'en Amérique. J'ai pensé que ce serait cool d'essayer de le dépeindre.
Que voulez-vous dire par "cool" ? Ça n'a pas l'air très cool.
Je veux dire que ces choses arrivent dans la vraie vie et que c'est fait pour le cinéma. Il y a un déni généralisé sur la question. Les gens refusent d'admettre que, chaque semaine, ou au moins tous les quinze jours, quelqu'un se fait descendre à Amsterdam. Il ne s'agit plus d'incidents isolés, mais de criminels qui se donnent les moyens de leurs ambitions. Dans Wolf, le plus gros truand est un Turc avec une grande barbe grise. Il représente la vieille garde. Avec Julius [le producteur de Wolf], je suis allé à Alanya, en Turquie, tourner des courts-métrages pour MTV. J'ai demandé à une agence de voyage de nous trouver l'hôtel qui avait les pires critiques et le plus de plaintes. C'était l'enfer. J'ai découvert plus tard que les propriétaires étaient néerlandais. Quelqu'un qui était dans la place m'a dit que tout l'argent de la drogue dans les années 70 et 80 avait été investi à Alanya et à Antalya. Ça m'a fasciné. Le Néerlandais moyen qui y passe ses vacances ne se doute absolument pas que l'argent qu'il dépense va directement dans la poche du plus gros baron de sa propre capitale.
Quand j'étais dans cet hôtel, j'ai parlé à un touriste néerlandais. Il m'a dit qu'il détestait "ces putains de Turcs", mais que tous les Turcs de Turquie étaient formidables et super sympas. Ça a déclenché quelque chose chez moi. J'ai fini par découvrir qu'il y avait des loups dans la région… mais ce n'est pas à cause de ça que le film porte ce titre-là.
Il y a une scène où Majid se retrouve face à face avec un loup…
Ça, c'est venu plus tard. J'avais le titre depuis le début. Les jeunes Marocains, dans la rue, se donnent des surnoms d'animaux. J'ignore pourquoi. Peut-être parce qu'ils ont tous le même prénom. Tout le monde s'appelle Mohamed ou Rachid. "La hyène" est le surnom le plus populaire, mais un petit peut aussi être surnommé "le grillon". Il y a aussi "le loup". En arabe, c'est "dhib". En lisant un livre sur les loups, j'ai appris que les lois de la rue sont les mêmes que celles qui prévalent dans une meute de loups. Il y a toujours un chef et un second. Si le loup dominant montre le moindre signe de faiblesse, le numéro deux va essayer de le tuer. S'il s'en sort avec des blessures, il deviendra un loup solitaire. Mais il y a des parties du film qui ne correspondent pas au comportement des loups. C'est vrai que c'est un thème littéraire courant. Othello est basé sur la tension entre un général et son second. J'ai trouvé intéressante la manière dont l'intrigue se développe devant le public, dans cette pièce. D'un côté, Wolf est un film de gangsters. D'un autre, il a une ambition artistique, avec le noir et blanc et l'histoire émouvante de la famille de Majid et de son frère, malade en phase finale. Je crois qu'il se situe entre les deux. Quand j'écrivais le scénario, l'action n'était qu'une toile de fond pour les personnages. Les scènes d'action ne sont pas filmées de façon classique. Dans la poursuite de voitures avec la police, la caméra reste tout le temps à l'intérieur de la voiture. Normalement, on film une poursuite sous un plus grand nombre d'angles. Le tournage allait de scènes intimes à l'hôpital à celle d'un cambriolage sur un plateau de cinquante personnes, avec des doublures pour les cascades. Il a fallu quatre heures pour filmer une collision entre deux voitures.
Vous avez réalisé Rabat avec Victor Ponten, votre associé d'Habbekrats, mais pas Wolf. Pourquoi ?
Notre collaboration a vraiment bien fonctionné sur Rabat, mais, depuis le début, je voulais réaliser seul le film suivant, pour me tester et pour grandir.
Parlez-nous de la bande son.
Quand on a enregistré la chanson Wat Is Er [Qu'est-ce qui se passe ?] pour Rabat, j'ai parlé du thème de Wolf à Appa, pour voir ce qu'il en pensait. Je me suis dit que ce serait cool de faire un album entier basé sur le film, un peu comme Jay-Z avec American Gangster. L'album est l'œuvre de Appa et Sjaak. Lennart (Wolf DoP), Marwan (Majid) et moi, nous avons vécu ensemble deux mois sur un des lieux de tournage, à Utrecht. On est restés une fois le tournage achevé. On a construit un studio sur place. Appa et Sjaak y ont enregistré l'album en une semaine. Tout ça a fait l'objet d'un documentaire. Les chansons font également partie du film. Et mon père a écrit la musique du film, ce qui a été une aventure particulière et intéressante.
-
Marwann
Kenzari
Jim vous avait-il parlé de Wolf avant que vous ne commenciez à tourner Rabat ensemble ?
En faisant un jogging dans Vondelpark, à Amsterdam, on s'est dit que ce serait formidable de tourner un film réaliste sur un boxeur dans un monde tellement pourri qu'il ne se demanderait même pas : "Comment je peux me sortir de là ?" Ça ne lui traverse pas l'esprit. Les choses sont comme elles sont depuis qu'il est né. Il n'y a aucun moyen de s'en sortir. Et peut-être qu'on n'a même pas envie de s'en sortir. Ce n'est pas L'Impasse [Carlito's Way de Brian de Palma]. Lui, il veut finir dans un feu d'artifice.
Avant le début de Wolf, il est arrivé à Majid une histoire qui l'a conduit en prison. Quelque chose de noir qui l'a profondément affecté et qui ne s'oublie pas facilement. Le kickboxing pourrait être sa planche de salut… Il y a par ailleurs de nombreux aspects du monde animal qui ont leur importance dans ce film.
Comme l'histoire du loup et de la meute ?
Pour moi, le sujet du film, c'est de quelle manière un loup agit au sein de la meute. Qui est le patron ? Qui protège la meute ? Je ne suis pas certain que le public y voit la même chose, mais c'est mon interprétation.
Il paraît que votre surnom dans la vraie vie, c'est "Dhib", le mot arabe pour loup.
Oui, pour moi, les loups sont porteurs d'une symbolique forte. Je viens d'une famille de chasseurs. Nous avions un pavillon de chasse en Tunisie. Mon père et mon grand-père nous racontaient des histoires de face à face avec des loups. Un détail qui m'est resté, c'est que le loup d'Afrique du Nord a la réputation d'être exceptionnellement patient quand il chasse. Il attend très longtemps sa proie. Si longtemps que la proie en vient à croire qu'il a abandonné la traque. Et la proie descend doucement de l'arbre…
Dans d'autres circonstances, les choses auraient-elles pu tourner différemment pour Majid ?
Majid a commis une erreur avant le début du film. Quand ce genre de chose arrive, on peut décider de tirer les leçons de ses propres erreurs. Majid ne le fait pas. Quand il va à l'hôpital et qu'il découvre que son frère est mort, il serre son père dans ses bras. Pour toute réponse, son père lui dit que Dieu s'est trompé de fils. Dès ce moment, Majid sait que sa vie ne changera plus de cours. Il sait le chemin qu'il doit prendre. On comprend le point de vue du père, mais tout aurait pu être différent s'il avait dit à Majid : "Je suis tellement heureux de t'avoir encore, toi".
Vous avez dû faire une grosse préparation physique pour le film.
Oui ! Avant de commencer à tourner, ma forme physique laissait vraiment à désirer. Alors, le 1er juillet 2011, j'ai commencé à m'entraîner 4-5 jours par semaine. On n'était pas encore sûrs que le film se fasse, mais en tant qu'acteur - et en tant qu'être humain - c'est important de s'entretenir. Surtout à trente ans… En tout cas, je savais qu'on trouverait l'argent quelque part parce qu'il y avait besoin d'un film comme celui-ci. Entre avril et juillet 2012, j'ai pris dix kilos.
Vous deviez avoir l'air d'un vrai kickboxeur !
Pas vraiment, parce qu'il peut y avoir des différences physiques considérables entre les kickboxeurs. Mais quelle que soit mon apparence, il fallait que les spectateurs puissent croire que mon personnage était dans une condition qui lui permettait d'infliger des dommages sévères en n'utilisant que son corps. Majid devait un corps puissant. J'ai pratiqué le kickboxing pendant un an et demi et on a essayé de travailler cet aspect du corps. On ne peut pas être un combattant si on n'a pas ça en soi. C'est l'instinct. Ce sont des types qui vivent pour le combat. J'ai grandi en pratiquant le kyokushin karate. Alors, j'ai les bases et je peux être convaincant dans la gestuelle. Heureusement, j'ai pu m'entraîner avec des boxeurs professionnels comme Michael Knaap et Marco Piqué.
Avez-vous continué à vous former comme acteur également ?
Si on veut continuer à progresser, il faut être actif. Parfois, on peut faire ça mentalement, avec la littérature. Parfois, ça se fait physiquement. L'essentiel pour un jeune acteur, c'est d'avoir toujours faim et d'explorer de nouveaux territoires. Ça peut faire peur, mais c'est ce vers quoi on doit tendre pour se développer. Je vais abandonner le genre kickboxeur/gangster pour le moment. J'ai envie de découvrir un nouvel aspect de moi-même.