Raúl
Arévalo
Quel a été le point de départ de « La colère d’un homme patient » ?
Je crois que l’idée m’est venue en écoutant des clients dans le bar de mon père. En entendant parler d’un crime atroce au journal télévisé, l’un d’eux a dit : « Si ça arrivait à ma famille, je prendrais un fusil et ferais un carnage ». À chaud, on ne sait pas comment on peut réagir face à la violence, mais à froid, je me demandais comment on réagirait face à quelqu’un qui a détruit votre vie. Je voulais donner mon point de vue sur cette question, déjà traitée des millions de fois au cinéma. J’ai écrit une ébauche et j’ai demandé de l’aide à mon ami David Pulido, un psychologue. Je me suis si bien entendu avec lui que je me suis dit qu’on pourrait écrire le scénario ensemble. J’avais très envie de raconter cette histoire. Même s’il ne m’est jamais rien arrivé de tel, j’ai déjà vécu l’expérience de la colère, de la violence et, d’une certaine façon, je voulais la canaliser.
Avez-vous eu du mal à écrire l’histoire ?
J’ai toujours eu envie de réaliser des films et j’ai toujours écrit. Pendant nos deux premières années passées à écrire « La colère d’un homme patient », on a arrêté à plusieurs reprises, c’était plutôt un hobby. Je me disais : « Je le tournerai quand je serai vieux. » Au bout de deux ans, le réalisateur Daniel Sánchez Arévalo (un ami, depuis qu’il m’a fait tourner dans son film « Azul ») m’a dit qu’il fallait que j’avance avec le scénario. J’ai alors décidé de prendre ça plus au sérieux. C’est Daniel qui m’a vraiment encouragé à franchir le pas.
En huit ans, un scénario peut énormément changer...
Cela a été une chance pour nous, car pendant toutes ces années, nous avons écrit tout en nous formant. Moi, par mon travail d’acteur. Et David, en suivant des formations de scénariste. On grandissait à la fois dans notre profession et dans la vie. Nous regardions des films, nos critères et nos goûts changeaient et nous avions de nouvelles idées. Nous avions la chance de pouvoir compter sur plusieurs personnes qui pouvaient lire le scénario et nous conseiller. C’est curieux, avec les années, j’ai découvert que, quand on a les idées claires sur ce qu’on veut raconter, on écoute les critiques d’une façon particulière. Il arrivait qu’une personne que l’on admirait nous donne un conseil qui ne nous servait à rien. À l’opposé, un de nos amis, qui n’est pas du tout du métier, nous a dit : « Ça, moi, je n’y crois pas », et ça nous a fait réfléchir.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans ce processus d’écriture ?
Ce que nous avons le plus travaillé, c’est la structure, pour qu’elle soit classique et qu’on puisse la suivre facilement. On tenait beaucoup à ce que le film, au-delà des références à certains films ou auteurs (« Gomorra », Haneke, les Dardenne, Jacques Audiard...), ait une structure qui n’ennuie pas quelqu’un comme ma mère, par exemple.
« La colère d’un homme patient » renvoie aussi à Carlos Saura et au cinéma espagnol de la fin des années 60 et du début des années 70.
Saura est une de mes grandes références. Une fois, alors qu’on tournait dans un village proche du mien, Arnau Valls Colomer, le chef-opérateur, m’a dit : « Ça, on dirait du Peckinpah ». Et j’ai répondu : « Mais non, ça ressemble à du Saura ». Il s’avère que Saura a tourné trois films dans ce village. Pour moi, Querejeta et Saura sont des maîtres. J’ai toujours défendu le cinéma qui a une identité et le fait de raconter, en tant que réalisateur, des choses que l’on connaît bien. Même si le film ne raconte pas une histoire qu’on a vécue, il faut décrire des ambiances, des atmosphères, des personnages qui nous sont familiers. C’est quelque chose qui s’est perdu. Les gens disent souvent ce truc que je trouve crétin : « Super, ça fait pas espagnol », quand un film leur plaît. Pourtant, tout le monde a beaucoup aimé « La isla Mínima », or ce film est très espagnol. Je crois que cette identité qu’avait le cinéma de ces années-là a disparu. La faute, aussi, aux chaînes de télévision, qui manifestent beaucoup d’appréhension là-dessus. Quand j’allais leur « vendre » mon film, j’expliquais que je voulais faire quelque chose de cru, où l’on sente la vie de quartier, et ils assimilaient ça à une « espagnolade ».
Un de mes films espagnols préférés, c’est « Les Saints Innocents » de Mario Camus. Ma famille est de classe et de niveau culturel populaires. Mon père m’a toujours parlé des « Saints Innocents » comme d’un grand film. Depuis, il y a eu une régression dans l’éducation cinématographique des gens. Mon père, qui aimait « Les Saints Innocents » en 1983, trouverait aujourd’hui ce film ennuyeux. Je crois que c’est un problème d’époque. Aujourd’hui, tout va beaucoup plus vite.
Avez-vous tourné le film dont vous rêviez ?
J’ai eu une très grande liberté grâce à ma productrice, Beatriz Bodegas, qui a été très présente pour chacune des décisions que j’ai eu à prendre. La chaîne et la productrice m’ont laissé toute latitude, j’ai pu choisir chaque acteur, chaque membre de l’équipe. J’ai toujours fait ce que j’avais envie de faire pendant le tournage. Par exemple, quand j’ai dit à Arnau, mon chef-opérateur, que je voulais faire un zoom sur le visage d’Antonio de la Torre. Il m’a répondu : « On dirait un réalisateur de courts métrages qui imite Peckinpah ». Et j’ai dit : « Je m’en fous, c’est le plan que je veux tourner et voir chez moi à la télé ».
Ce côté audacieux, est-ce le fruit de l’assurance que vous avez acquise en travaillant avec de nombreux réalisateurs ?
J’ai clairement remarqué une chose quand je suis passé à la réalisation, c’est que le plateau est mon environnement naturel. Depuis onze ans, le plateau est devenu ma maison. J’ai donné une grande priorité à ma vie professionnelle, au détriment de ma vie privée et de beaucoup de mes proches. On a beau avoir fait une école de cinéma, si on n’a jamais mis les pieds sur un plateau, il y a quelque chose du quotidien d’un tournage qui vous échappe. J’étais très à l’aise pendant le tournage, et mon expérience d’acteur y est pour beaucoup. Au fil de toutes ces années, j’ai sélectionné les professionnels que j’aimais bien et les ai convaincus de participer à « La colère d’un homme patient ».
Où avez-vous repéré Arnau, votre chef-opérateur?
Je l’ai connu sur le tournage de « Ghost Graduation » et je me suis formidablement entendu avec lui. Il est très jeune, mais c’est déjà un grand chef-opérateur. Malgré son expérience en Espagne, il n’avait pas grand-chose à voir avec l’univers de ce film. Il avait tourné quelques films en 35 et en 16 mm, on avait les mêmes goûts et surtout, on s’était mis en tête qu’il fallait tourner en 16 mm. Je ne voulais pas, par manque d’assurance et parce que j’ai connu ça comme acteur, qu’on m’impose un chef-opérateur chevronné qui m’empêcherait d’expérimenter. Pour ce film, toute l’équipe était au même niveau. J’ai adoré travailler avec chacun d’entre eux. Ils ont tout fait avec beaucoup d’amour.
Pourquoi filmer en 16 mm ?
Il y a quelque chose dans le celluloïd qui me fascine et qu’on n’arrive pas encore à obtenir en numérique. Bien évidemment, ça dépend du type de film qu’on veut réaliser, mais celui-ci avait vraiment besoin de cet aspect un peu sale, de ce dépôt, de ce grain dont je rêvais. On a été obligés de développer le film en Roumanie, parce que ça ne se fait plus en Espagne. En 16 mm, on ne peut pas faire comme en numérique, tourner pour tourner. On ne pouvait pas toujours faire 15 prises, on devait se limiter à trois ou quatre.
La réalisation a toujours été votre vocation ? Quelle place occupe l’interprétation dans votre vie ?
Je suis devenu acteur un peu par hasard. À 17 ans, j’ai voulu suivre un cours de théâtre et ça m’a beaucoup plu. Mais quand j’étais tout petit, je fuyais les spectacles à l’école, j’étais très timide. En tout cas, j’ai toujours été passionné de cinéma. Mes parents se sont achetés une caméra quand j’avais 10 ans, je l’ai accaparée et je ne l’ai plus lâchée. Je faisais des courts métrages à tout bout de champ. J’en ai fait un qui s’appelle « Super agent 000 », quand j’avais onze ans. Je ne me suis jamais dit que jouer pouvait mener à la réalisation mais, pendant mes études d’acteur, je ne pouvais pas m’empêcher d’écrire des histoires dans ma tête. Quand j’ai commencé à travailler sur des tournages, je suis devenu une véritable éponge.
Quels souvenirs gardez-vous de vos débuts, de la série « Compañeros » et de vos premiers films ?
On m’a proposé cette série alors que je venais de terminer l’école et ça a été comme une oasis. C’était ma première expérience professionnelle et j’ai gagné plus d’argent que je ne pouvais l’imaginer. J’ai quitté le cocon familial et, quelques mois plus tard, la série a pris fin. Cinq années ont passé avant que je ne joue dans « Azul » et, à partir de ce moment-là, j’ai eu la chance d’enchaîner. Mais pendant cette parenthèse, je n’ai pas perdu de vue ce que je voulais faire. Je prenais tout ce qui venait et je me disais que les acteurs que j’admirais vraiment avaient tous plus de 40 ou 45 ans.
Vous ne vous êtes jamais dit que le fait d’être acteur pouvait vous empêcher de franchir le pas vers la réalisation ?
Je me souviens, il y a quelques années, j’étais avec Víctor García León et d’autres réalisateurs. L’un d’eux s’est moqué : « Et voilà, encore un petit acteur qui veut devenir réalisateur. » J’étais là, un peu humilié, mais Víctor García León m’a dit : « Souviens-toi de cette phrase mythique de Fernán Gómez : tout le monde s’étonne quand un acteur veut devenir réalisateur, mais personne ne s’étonne quand quelqu’un qui n’est rien veut devenir réalisateur».
Entretien réalisé par Andrea G. Bermejo