Brian De
Palma
Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette histoire ?
Le fait que ça soit un thriller, qui est le meilleur genre pour raconter une histoire avec une touche d’humour. Et puis je n’en avais pas fait depuis “L’Esprit de Caïn”, il y a vingt-deux ans. J’aimais les personnages dans le film d’Alain Corneau, mais j’ai pensé que le crime pouvait être révélé autrement. J’ai réécrit le scénario de manière à ce qu’on soit constamment surpris, à ce qu’il y ait plein de suspects possibles et qu’on conserve un doute sur l’identité du meurtrier. J’ai aussi eu recours à quelques “stratagèmes” pour duper les spectateurs, leur faire croire une chose à la place d’une autre.
Comment avez-vous établi la relation intense entre Noomi Rapace, brune et ombrageuse, et Rachel McAdams en blonde solaire ?
Noomi Rapace est dangereuse. Elle incarne une Isabelle effrayante parce qu’on ne sait pas ce qui se passe dans sa tête, et qu’on la croit capable de tuer quelqu’un. Rachel McAdams est sexy et s’est beaucoup amusée à jouer une femme aussi diabolique. En général, les actrices n’aiment pas beaucoup incarner une manipulatrice comme Christine, mais Rachel s’est donnée à fond. Par ailleurs, Noomi et Rachel avaient déjà travaillé ensemble sur le “Sherlock Holmes” de Guy Ritchie, et elles se connaissaient suffisamment pour s’abandonner et s’aventurer en terrain dangereux. Elles n’avaient aucune limite l’une vis-à-vis de l’autre, ce qui rend leur duo très dynamique et fascinant à regarder.
Le duo devient un trio avec la rousse Karoline Herfurth, qui joue Dani, l’assistante d’Isabelle. Comment l’avez-vous choisie ?
Karoline est une actrice allemande très populaire. Je l’ai vue dans “Le Parfum”, réalisé par Tom Tykwer, et j’ai été séduit par cette chevelure rousse. C’est une excellente actrice et, dans ce nid de vipères, Dani est la seule qui semble avoir un coeur. Malheureusement pour elle, elle est amoureuse d’Isabelle.
Ces trois femmes travaillent pour une agence de pub et lancent une campagne très originale. Comment avez-vous eu cette idée ?
J’étais sur internet et je suis tombé sur une vidéo qui faisait le buzz. C’étaient deux australiennes, dont l’une avait mis un portable dans la poche arrière de son pantalon, qui se baladaient en ville (comme si de rien n’était) pendant que le portable prenait en photo tous les passants qui la mataient. Elles ont mis la vidéo en ligne et des millions d’internautes l’ont vue. Ça avait juste l’air de deux copines qui s’amusent. En fait c’était une publicité pour le portable, concoctée par deux reines du marketing ! Comme Isabelle est censée être hyper créative, j’ai reproduis le même concept de publicité dans le film.
Comment avez-vous abordé la scène du meurtre ?
La mise en place du meurtre d’un personnage est toujours très compliquée. Normalement, il y a un mélange de tension et de calme autour de la maison, mais on a tous vu ça des millions de fois. Du coup, j’ai choisi une autre approche avec le split screen, que je n’avais pas utilisé depuis longtemps, en immergeant les spectateurs dans un magnifique ballet d’un côté de l’écran, pendant que Christine se fait tuer à coups de couteau de l’autre.
Je ne sais pas comment les spectateurs vont réagir à la juxtaposition de quelque chose d’aussi romantique avec quelque chose d’aussi violent, mais j’aime le sentiment d’étrangeté que cela produit. On sent qu’on entre dans une zone à risques, sans pour autant être sûr de ce qui peut se passer. C’est très proche de “Sœurs de sang”, où la scène du meurtre se déroulait selon deux points de vue différents.
En quoi “Prélude à l’après-midi d’un faune” était-il le ballet idéal pour cette scène ?
Parce qu’il évoque le “baiser de la mort”. Isabelle embrasse Christine comme un parrain de la mafia embrasserait quelqu’un qui va mourir. Dans la chorégraphie par Jerome Robbins du célèbre morceau de Debussy, le danseur embrasse subitement la ballerine sur la joue, ce qui peut apparaître comme une agression, et au même moment Isabelle se jette sur Christine. Sur scène, les danseurs sont face aux spectateurs, comme s’ils regardaient dans le mur en miroir d’un studio de répétition. Ça m’a permis de leur faire regarder la caméra, ce qui enfreint la fameuse règle du quatrième mur, et apporte une singularité à la scène. Alfred Hitchcock a parfois eu recours à ces “regard caméra”, notamment dans “Le procès Paradine”. Quand Isabelle est arrêtée par la police, j’ai à nouveau utilisé cette technique pour maximiser la scène de l’interrogatoire.
On retrouve une cohérence dans les obsessions qui traversent votre œuvre. Vos personnages portent souvent des déguisements et des masques. Pourquoi ?
Pour cacher le visage du meurtrier ! Ici, l’idée était de se servir du masque très stylisé du visage de Christine. C’est celui qu’elle fait porter à tous ses partenaires sexuels… Donc elle fait constamment l’amour avec elle-même. Le masque pourrait aussi représenter cette sœur jumelle mythifiée. Qui existe ou pas.
Parlons d’une autre obsession : pourquoi tant de jumeaux, de doubles et de sosies dans vos films ?
Je n’en ai aucune idée. Mais dans un certain nombre de mes films, je crée une situation qui entraîne la culpabilité, comme quand Christine dit qu’elle se sent responsable de l’accident de sa sœur jumelle Clarissa. Je me suis rendu compte que quand j’étais enfant, la brutalité faisait rage sur les plus faibles de ma famille. Elle venait de mes parents et de mon frère aîné Bruce. J’avais dix ans, mon grand frère Bart en avait douze, il était très sensible et vulnérable, et je voulais le protéger d’une telle violence. Mais je n’en étais pas capable parce que j’étais un enfant. D’où la culpabilité !
Avec ses scènes sexy et ses dialogues provocants, est-ce qu’on peut qualifier le film de thriller érotique ?
C’est difficile à dire. Noomi Rapace et Rachel McAdams l’ont totalement assumé. Je ne leur ai pas dit :“Embrassez-vous et soyez sensuelles”. Elles l’ont fait d’elles-mêmes. Et ça fonctionnait très bien.
Quand même, il y a la scène de la douche, les sous-vêtements noirs, les sex toys, qui font partie de l’ADN du film. Est-ce que vous êtes un voyeur, comme certains de vos personnages ?
Comme je l’ai dit et répété, je préfère filmer des femmes plutôt que des hommes. Et là j’avais affaire à des femmes sublimes qui n’avaient pas peur de la nudité. Mais, si ce film porte sur les femmes, il est aussi destiné aux femmes, donc j’ai tenu à ce qu’il soit plus élégant et plus dans la retenue. Même chose pour la violence, je n’ai pas voulu qu’elle soit trop explicite parce que les femmes y sont plus hostiles.
Une partie de l’histoire est rêvée. Est-ce que les rêves jouent un rôle important dans votre processus créatif ?
Oui. Je rêve toujours des solutions aux problèmes que je rencontre dans mes films. Le film est comme un rêve en continu, où vous ne savez pas ce qui est réel ou ce qui ne l’est pas, jusqu’au réveil. Et puis, en intégrant tous les éléments procéduraux à l’intérieur d’un monde onirique très stylisé, ça rend tout ça plus distrayant.
Quels effets visuels indiquent qu’on est dans un rêve ?
Au début, tout ce qui est réel est filmé en angles droits. Mais quand on arrive aux rêves, tout à coup les plans deviennent inclinés et l’éclairage est très stylisé, à la manière d’un film noir. Dès que vous voyez des rayures sur les murs qui ressemblent à des stores, faites bien attention, vous êtes au pays des rêves ! Sauf que parfois… On pense qu’on est en train de rêver ou de faire un cauchemar, alors que c’est vraiment en train d’arriver. Donc je joue en permanence avec ça, tout au long du film, pour déstabiliser le public.
Comment avez-vous travaillé avec José Luis Alcaine, le directeur de la photographie de Pedro Almodovar ?
C’est un directeur de la photographie à l’ancienne, il comprend tout au quart de tour. Il sait vraiment comment filmer les femmes. Peu de directeurs de la photographie savent réellement comment les rendre belles et c’était essentiel pour moi. Il est difficile de tourner un “film noir” en couleurs. Mais grâce à lui, l’image est somptueuse.
Pino Donaggio a composé les bandes originales de vos plus grands thrillers. Est-ce que c’est la raison pour laquelle vous avez fait appel à lui ?
Oui. Il sait comment écrire le genre de musique à la fois onirique et angoissante dont j’avais besoin. Il l’a fait pour “Carrie”, “Pulsions”, “Blow Out”, “Body Double” et “L'Esprit de Caïn”. La dernière séquence est cruciale et devait être parfaitement huilée. Même si on n’avait pas travaillé ensemble depuis 22 ans, il me connaît très bien et dès mes premières indications, il a proposé des choses formidables.
Bien que la majorité du film se passe en intérieurs, vous avez tourné à Berlin. Comment vous êtes-vous servi des décors ?
C’est un film en chambre, où l’action dramatique se déroule principalement autour du bureau. On se rend compte qu’on est à Berlin uniquement au moment où un des personnages se met à parler en allemand. Mais je suis toujours à la recherche de nouvelles possibilités visuelles et de lieux, donc nous avons utilisé le Bode-Museum et l'incroyable DZ Bank, conçue par l'architecte Frank Gehry, qui ajoute vraiment à l'ambiance.
On a l’impression que vous étiez le seul américain sur le plateau. Est-ce que vous aimez tourner en Europe ?
Il y a beaucoup de gens talentueux en Europe et vous pouvez y faire un film pour un budget raisonnable. Je me suis éloigné d’Hollywood après “Mission to Mars”, qui a coûté 100 millions de dollars. C'est le film plus cher que j'ai jamais fait. Il n'est pas bon que l’art soit si cher. Un budget de 250 millions de dollars vous oblige à faire un certain type de film, et en tant que réalisateur aguerri, ça ne m’intéresse plus. On peut produire des choses très originales à un moindre coût, dans la lignée du cinéma américain indépendant. Et maintenant qu’on peut tourner en numérique, que ça ne coûte rien, il va y avoir beaucoup plus de gens talentueux qui vont tourner des films singuliers. Je me retrouve à la croisée de toutes ces tendances parce que j'aime la beauté dans les films. Or, ce qui est beau est cher.