Rodolphe
Marconi
Juillet 2018.
Depuis trois jours, sur une plage de la côte atlantique, un garçon s’avance dans la mer, jusqu’aux genoux, pas plus. Il ne se baigne jamais.
Cet après-midi-là, je vais lui demander, pourquoi tu ne te baignes pas ? Il faut se lancer. Tu verras, elle est pas froide.
Il me répond qu’il ne sait pas nager.
Je lui demande d’où il vient.
Cyrille a 30 ans. Il est agriculteur laitier en Auvergne, dans un petit village.
C’est la première fois qu’il part en vacances. Il n’avait jamais vu la mer.
C’est Marc, son meilleur ami, qui l’a emmené. Il a loué une tente dans un camping, 300€ la semaine, et a convaincu Cyrille : Ça ne te coûtera rien, la tente est payée et j’emporterai les courses, on ne dépensera rien sur place.
Cyrille a dû s’organiser. Pendant son absence, son frère accepte de s’occuper des vaches.
Quand il rentrera, son père lui fera la gueule pendant trois semaines. Les vacances, c’est pour les fainéants.
Cyrille a repris la ferme familiale il y a 6 ans.
Pour cela, il a dû emprunter 260 000 euros pour construire une stabulation (un grand bâtiment pour y loger les vaches et les machines à traire) afin de se mettre aux normes.
Depuis, il se lève tous les matins à 6h, du lundi au dimanche. Pas de jour de repos, pas de jour férié. Tous les matins, la traite, l’écrémage, puis le nettoyage, le beurre qu’il baratte lui-même. Le soir, ça recommence, traite, écrémage, beurre. Jusqu'à tard dans la nuit. Entre minuit et deux heures du matin.
Son beurre, il le vend le samedi matin au marché voisin, 3 € la plaquette.
Mais il ne peut pas vendre son lait en ce moment. Car pour que Sodiaal vienne lui acheter, le rendement doit être de 300 litres minimum deux fois par semaine. Ce qui est impossible pour Cyrille qui n’a pas les moyens d’acheter de l’aliment l’hiver donc la production baisse puisque ses vaches ne mangent que du foin.
L’été, quand les vaches sortent dans les prés pour manger l’herbe fraiche, la production de lait augmente. Alors Cyrille arrive tant bien que mal à faire ses 300 litres que Sodiaal lui achète 30 centimes le litre. Nous, nous l’achetons 1,80 € en magasin.
Pour info, le chiffre d’affaire de Sodiaal en 2017 s’élève à 5,4 Milliards d’euros.
Cyrille n’a pas les moyens de se loger ni de se nourrir. Il habite chez son père, une petite maison face à la grange qui appartenait jadis aux grands parents.
Sa mère est morte en mai dernier. Les 2 000€ de l’enterrement, c’est Marc, le meilleur ami, qui les lui a prêtés. Tu me les rendras un jour si tu peux, si tu ne peux pas on s’en fout.
Lorsque je lui demande où il en est du côté des amours, la réponse est nette : ben déjà je suis homo, donc bon...
Et pour aller se coucher, Cyrille doit traverser la chambre de son père.
Voilà. En Auvergne, en 2019, il y a un garçon de 30 ans qui travaille de 6h à minuit tous les jours, qui n’a connu l’amour qu’une seule fois et qui est à deux doigts de se passer la corde au cou parce qu’il croule sous les dettes du trésor public, de son vétérinaire, de son mécanicien qui veut 1 600€ pour remettre en route la moissonneuse, de tout ce qu’il doit payer pour maintenir les « normes européennes » auxquelles il doit se plier au risque que l’état lui fasse fermer sa stabulation.
Pourtant, ce qui émane de Cyrille, c’est la douceur. Pas d’amertume, ni de colère.
Quelques heures après ma rencontre avec lui, le désir de faire un film m’a envahi.
Rodolphe Marconi