Kira
Kovalenko
D’où venez-vous, et qu’est-ce qui vous a poussé vers le cinéma ?
Je suis née à Naltchik, la capitale de la Kabardino-Balkarie, et j’y ai passé toute ma jeunesse. Je viens d’une famille simple, mes parents n’ont pas fait d’études supérieures, ne sont aucunement liés à une quelconque forme d’art et je ne comptais absolument pas devenir metteur en scène. C’est vraiment par hasard que je suis arrivée dans l’atelier de cinéma qu’avait ouvert Alexandre Sokourov à Naltchik et je ne voulais même pas faire de réalisation. Ce qui m’y a poussée, c’était l’envie, voire le besoin, d’acquérir une culture générale, un socle de connaissances ; ce manque m’empêchait d’être quelqu’un de respectable. Et je ne pensais pas que cette voie passerait par le cinéma ni que celui-ci allait devenir une part plus qu’importante de ma vie. En fait, après le lycée, j’avais opté pour une orientation qui était censée me former au web design, mais, après avoir étudié ça, j’ai rapidement passé les examens d’entrée pour intégrer les cours d’Alexandre Sokourov et j’ai tout oublié de ce que j’avais appris auparavant.
Je n’avais absolument rien tourné, aucune vidéo, avant d’intégrer ce cours. Ce n’était d’ailleurs pas exigé, et Sokourov imaginait bien qu’on n’avait rien fait de tel auparavant. C’était il y a dix ans, en 2010, j’ai passé différents examens et j’ai été prise. J’ai fait les cinq années d’études requises et la cinquième année avait été presque entièrement consacrée à la préparation de mon film, « Sofitchka », que j’ai tourné après avoir été diplômée.
D’où vous est venue l’idée du scénario de votre nouveau film ?
L’idée initiale m’est venue en lisant le roman « L’Intrus » de William Faulkner dans lequel se trouve cette phrase : « La plupart des gens ne peuvent supporter l’esclavage, mais aucun homme ne peut manifestement assumer la liberté. » J’ai longtemps réfléchi à cette phrase : la liberté existe-t-elle vraiment ? Est-ce que j’y crois ? Je pense qu’en fait elle n’existe pas, ou plutôt que des flashs de liberté ne surgissent que lorsqu’il n’y a pas de liberté du tout. Puis j’ai commencé à relier ça à notre mémoire : nous ne pouvons pas nous débarrasser de notre mémoire. Nous ne pouvons pas vivre sans elle. Et le thème de la mémoire et celui de l’impossibilité de liberté que nous voulons récuser m’ont obligée à me retourner vers certains événements que j’aborde dans le film. Je voulais aussi que la structure du film fonctionne un peu comme notre mémoire : qu’un point B nous rappelle un point A, vers lequel nous revenons sans cesse. Notre héroïne revient toujours au même point A de ses souvenirs. Nous-mêmes, spectateurs du film, nous devons aussi revenir en arrière pour comprendre ce qui advient sous nos yeux. Je voulais que la forme et le fond correspondent.
Au sein de cette famille il y a autant d’amour que de frustration. Vous vouliez que le spectateur éprouve des sentiments contradictoires ?
Effectivement, c’était mon intention. Quand j’ai commencé à écrire, j’ai pensé à l’expression « la violence de l’amour ». Ici, chacun a ses traumas et l’amour qu’ils se portent est un amour qui a été blessé. Donc il ne peut se manifester que dans la violence.
L’écriture du scénario vous a-t-elle pris
longtemps ?
L’idée qui le sous-tend a mis beaucoup de temps à survenir et le sujet s’est construit par étapes. Pour ce qui est de l’écriture elle-même, mon coscénariste et moi n’avons écrit que deux versions. En revanche, personne ne m’a demandé de corriger quoi que ce soit. Alexandre Rodnianski, mon producteur, me faisait toute confiance et il a attendu le résultat final. Jamais personne ne m’a dit : « Tu ne devrais pas faire ça » ou « Ça ne se fait pas comme ça. »
Comment trouvez-vous la bonne distance entre des choses très personnelles et l’écriture d’un scénario ?
Il y a certes des choses personnelles, mais il me semble que c’est le cas dans chaque film. C’est vrai que la scène de rodéo en voiture est une scène que j’ai vécue. Quand j’avais cinq ans, mon père me mettait dans la voiture et on faisait des tours comme ça. Ça me rendait malade ! Disons que je tiens à ressentir ce que j’écris afin que ça devienne personnel, ce qui fait qu’il n’y a plus de frontière pour moi. Je voudrais surtout que ça devienne personnel pour le spectateur, qu’il devienne le co-créateur, avec moi, de ce qu’il voit.
Parlez-nous de vos acteurs : comment les avez-vous trouvés ? Répétez-vous beaucoup avec eux en amont ? Faites-vous beaucoup de prises ?
Nous avons cherché les acteurs avec une jeune ossète qui nous a beaucoup aidés. Elle a fait le tour des écoles, des universités, des salles de sport, des
associations… Elle m’a envoyé de nombreuses photos et des vidéos qu’elle enregistrait où ils disaient comment ils s’appelaient, d’où ils venaient, l’âge qu’ils avaient… On s’est donc construit une sorte de base de données dans laquelle on est allés chercher les protagonistes. La jeune fille qui joue Ada était en deuxième année à l’université de Vladikavkaz où elle étudiait le jeu d’acteur et celui
qui interprète le père est un acteur de théâtre équestre. Tous les autres sont des non-professionnels trouvés dans la rue, dans les salles de sport, en
photo sur Internet…
Pour ce qui est des répétitions, je me disais que c’était un scénario qui pouvait ne pas plaire à tout le monde. De plus, pour qu’on puisse tourner là-bas, je n’ai donné à chacun que la partie du scénario qui le concernait ; seule l’actrice principale connaissait toute l’histoire. On a commencé les répétitions un mois avant le tournage. Je savais qu’on n’aurait pas la possibilité de tourner dans la continuité de la narration, mais les répétitions que je faisais avec elle, en revanche, se faisaient dans cette continuité, afin qu’elle comprenne comment son personnage allait se développer. Pour ce qui est des autres interprètes, ils étaient vraiment totalement différents les uns des autres et j’ai donc dû trouver une voie pour chacun individuellement. Les jeunes qui jouent Akim et l’amie d’Ada sont
deux sportifs, et, ce qui est intéressant, c’est qu’ils étaient bons dès la première ou deuxième prise – comme en sport où tu dois être bon tout de suite, tu n’as pas de deuxième chance. Avec les autres interprètes, on était dans l’extrême inverse : il fallait parfois jusqu’à douze prises. Il m’a donc fallu jongler entre deux voies différentes et, dans les scènes où ils étaient ensemble, c’était particulièrement compliqué d’accorder leurs violons… Le jeune qui joue le rôle de Dakko, par exemple, est arrivé pour faire des essais, alors qu’il avait quitté l’école, qu’il travaillait comme manutentionnaire sur les marchés : ce fut compliqué avec lui, car il n’arrivait même pas à mémoriser son texte. J’ai dû travailler chaque scène des dizaines de fois avec lui afin qu’il comprenne ce qu’il devait faire et qu’il le fasse, sinon je le sentais totalement renfermé sur lui-même.
Vous avez tourné en mars-avril 2019 dans le village de Mizour, en Ossétie. Comment avez-vous trouvé cet endroit ?
Sur Internet, en trouvant des photos de ce bourg qui m’ont paru intéressantes pour ce que j’avais à raconter. Il fallait impérativement que je m’approprie les lieux avant de me lancer dans l’écriture. Je me souviens y être allée pour la première fois le 30 décembre 2017. Ce n’était absolument pas un lieu « cinégénique » et je me suis dit que c’était parfait, car je ne voulais rien qui soit beau, il ne fallait pas que le paysage exalte en quoi que ce soit le spectateur. Je voulais tourner en Ossétie, pas seulement parce que le sujet s’y prêtait, mais parce que je connais bien le Nord Caucase. On a l’impression que les gens sont différents d’une région à l’autre, alors qu’on se ressemble. J’ai des cousins ossètes, je connais leur caractère.
Vous avez tourné le film en ossète – une langue que vous ne parlez pas du tout. Parlez-nous de cet état de fait et de la façon dont vous avez travaillé avec les acteurs.
Effectivement, je ne parle pas du tout ni ne comprends l’ossète. Mais les acteurs comme moi parlons russe couramment, donc c’est comme ça qu’on se parlait. D’emblée, je me suis dit que, pour que le film fonctionne, il fallait qu’il soit parlé en ossète. Ça peut paraître curieux, mais j’aime tourner dans une langue que je ne comprends pas – j’avais tourné mon précédent film, « Sofitchka », en langue abkhaze, que je ne parle pas non plus. En fait, à chaque phrase prononcée, plutôt que de demander une certaine intonation, il y avait une autre phrase sous-jacente qui donnait le ton juste.
Parlez-nous de votre travail avec le chef opérateur.
J’avais d’abord choisi un chef opérateur très jeune, avec peu d’expérience. Mais j’ai rapidement compris que, comme j’avais seulement 27 de jours de tournage, je n’avais pas le droit de me tromper, de tâtonner. Donc j’en ai changé, mais la plupart étaient déjà engagés sur d’autres tournages. J’en ai choisi un plus expérimenté, Pavel Fomintsev, mais qui n’avait tourné que pour la télé jusqu’alors. C’est compliqué de trouver un chef opérateur qui puisse rendre votre regard, qui soit comme votre reflet. Je pense que je vais continuer à chercher encore longtemps quelqu’un qui me corresponde parfaitement.
Que vous a apporté l’enseignement d’Alexandre Sokourov ?
Il m’a tout apporté, et d’abord une profession… Il n’y a rien que je ne lui doive. Tout ce que je sais, c’est grâce à son enseignement. Après avoir fini mes études, il m’a dit de chercher un producteur – ce que j’ai fait. Mais je ne me suis aucunement éloignée de lui.
Quels sont les metteurs en scène qui vous ont inspirée ?
Dans le cinéma soviétique, je citerais Larissa Chepitko, Kira Mouratova… Dans le cinéma mondial, Fassbinder, Pasolini… Ça m’est compliqué de répondre à cette question, car je dois confesser que je n’ai pas vu tout ce qu’il faudrait avoir vu du cinéma mondial. J’essaie de rattraper mon retard, mais je peux dire qu’il y a deux films qui m’ont marquée : « Wanda » de Barbara Loden et « Close-up » d’Abbas Kiarostami. Ces deux films continuent de m’habiter.
Vous avez cité Larissa Chepitko, Kira Mouratova, Barbara Loden… Parlons des femmes, de votre métier comme femme et du mouvement #metoo : voyez-vous des changements s’opérer dans votre profession ? Est-ce que ce mouvement a changé quelque chose pour vous ?
Ça m’est à la fois facile et compliqué de répondre, mais il faut se souvenir d’une chose : c’est que je suis née et que j’ai grandi dans le Caucase avec
des rapports homme-femme très particuliers. Néanmoins, ce mouvement #metoo, j’ai l’impression d’avoir grandi avec, d’être née avec, car j’ai toujours ressenti une certaine résistance à l’intérieur de moi-même. Les moeurs, la mentalité, les rapports homme-femme sont vraiment différents dans le Caucase et, bien que je sois russe – ou plutôt métisse –, j’ai grandi dans ce contexte. Et donc ce n’est pas tant le mouvement #metoo qui m’inspire, que ce que je vois autour de moi dans le Caucase, ce que j’en sais et combien c’est compliqué pour les femmes ici. Même si
c’est encore plus compliqué au Daghestan ou en Tchétchénie, on apprend que des choses vraiment déplorables se passent dans tout le Caucase. Je pense que tout ça a eu une influence sur le film, car j’ai grandi ici et je ne connais rien d’autre.
Les héroïnes de « Tesnota – Une vie à l’étroit » de Kantemir Balagov et des « Poings desserrés » se ressemblent en cela : elles sont toutes les deux des résistantes au monde qui les entoure.
J’ai été cette résistante-là à leur âge. Avec le temps et les années, la fureur qui m’habitait s’est un peu calmée – sans doute aussi parce que la passion qui dorénavant m’habite pour le cinéma a détourné mon attention du reste. J’habite désormais à Moscou où c’est plus facile pour exercer la profession de cinéaste, mais on n’exclut pas, avec Kantemir Balagov, de repartir là-bas. On y va souvent, on ne veut pas perdre ce lien avec le Caucase qui nous a beaucoup apporté. Et l’action de nos prochains films se déroulera là-bas, c’est sûr. On doit continuer de filmer ce qu’on connaît.