C.B. Yi
Comme les héros de « Moneyboys », vous venez d’un petit village chinois et avez dû faire face aux traditions, aux pressions sociales, aux attentes familiales. Qu’est-ce qui vous a donné la force de vous en détacher ?
J’ai passé mon enfance dans un village au bord de la mer, mon adolescence dans une petite ville autrichienne et, en tant qu’étudiant, j’ai vécu à Vienne et à Pékin avant de m’inscrire à l’Académie du cinéma de Vienne.
J’ai eu l’enfance la plus insouciante que l’on puisse souhaiter, et j’y repense avec nostalgie. Dans les premiers films de Hou Hsiao-Hsien, je retrouve des lieux et des traces de cette époque. Même dans certaines oeuvres de Yasujir? Ozu, je retrouve la chaleur et la gentillesse des gens que j’ai connus
dans mon enfance.
À l’époque, il n’y avait pratiquement pas de criminalité dans mon village de pêcheurs. Les portes des voisins restaient ouvertes et nous, les enfants, pouvions courir à la mer juste après l’école pour jouer, taquiner les crabes ou ramasser des coquillages.
Ma séduisante mère, qui était bien connue dans le village, avait pris la direction artistique des gardes rouges du village dès l’âge de treize ans. Elle n’hésitait pas à faire de grands discours sur scène pour défendre ses convictions. Ma mère était excessive, et enthousiaste à l’égard des idéaux humanistes du socialisme : à seulement dix-sept ans, elle s’était secrètement engagée afin d’aider
à réhabiliter des terres incultes dans le cadre d’un projet de récupération des terres situées dans la partie la plus septentrionale de la Chine, à la frontière de ce qui était alors l’Union soviétique.
Altruiste et ouverte aux autres, ma mère invitait des artistes et des musiciens qui ont souvent chanté, dansé et festoyé chez nous dans les années 80. Ces soirées ont naturellement donné lieu à des rumeurs dans le village : il se disait qu’il s’y passait des choses forcément répréhensibles.
Tout comme le yin et le yang s’attirent, mon père était l’opposé de ma mère, un introverti. La politique de réforme du chef du parti, Den Xiaoping, lui a permis d’ouvrir un cabinet dentaire privé au premier étage de notre petite maison. Il y soignait les gens qui n’avaient pas les moyens d’aller à l’hôpital public où il travaillait à plein temps. Il s’agissait de familles de pêcheurs pauvres ou de
paysans de régions reculées, que nous appelions « les gens des montagnes ». Mes parents étaient unis par une volonté d’abnégation. Mais alors que mon père se préoccupait des individus et de leurs souffrances concrètes, ma mère désirait se sacrifier pour le bien commun.
Souvent, les agriculteurs et les pêcheurs la payaient avec les légumes de leurs champs, du poisson frais et des fruits de mer. Je me souviens d’un printemps, dans mon enfance, alors que la saison de la pêche venait de commencer. À quatre heures du matin, des pêcheurs du village nous ont apporté des spécialités de la mer, des animaux étonnants que l’on ne trouve plus aujourd’hui.
Plus tard, mon père a été le premier à émigrer vers l’Ouest. Notre famille a été, dès lors, automatiquement considérée comme riche et
enviée.
Je n’ai qu’un seul mauvais souvenir de mon enfance. J’ai aperçu un jour ma nounou au marché noir du village, essayant secrètement d’obtenir du riz et de
l’huile. J’ai découvert qu’elle n’avait pas assez de bons d’alimentation pour nourrir ses cinq soeurs. Outré, j’ai volé des bons d’alimentation dans la boîte de notre cuisine pour les lui offrir. En dehors de cela, je ne me souviens d’aucune contrainte sociale contre laquelle j’aurais dû me battre.
Ce n’est qu’à l’âge de 13 ans que je suis venu en Autriche. Dès la première semaine, mon père, qui était devenu un étranger pour moi, m’a fait venir dans la cuisine et m’a inculqué un comportement respectueux de la tradition afin que je ne m’occidentalise pas. Il m’a très sérieusement expliqué qu’il fallait s’adapter rapidement dans un pays étranger afin de ne pas attirer sur soi une
attention négative. Et puis j’ai dû apprendre avec lui des mots allemands par coeur.
J’avais l’impression que ma mère et mon père se sentaient seuls dans cet environnement étranger et qu’ils avaient perdu leur entrain, à cause de
l’effort qu’ils devaient fournir pour toujours montrer un visage joyeux au monde extérieur. Ils étaient malheureux en Occident, mais auraient eu honte de rentrer au pays sans un très bon salaire. De plus, ils voulaient la meilleure vie possible pour moi. Nous sommes donc restés à contrecoeur, et chacun de nous vivait dans sa propre bulle. J’étais un adolescent solitaire. Je n’allais à l’école que de
temps en temps, je me sentais désorienté et sans racines, je me rebellais contre tout ce qui était en moi. Pour m’en sortir, j’ai fait ce que font beaucoup de gens qui ne peuvent plus répondre aux attentes sociales de leur milieu familial. Je suis parti vivre à Vienne. Là, durant mes études, j’ai rencontré quelques personnes qui m’ont initié à une vie différente et m’ont fait découvrir le langage du cinéma, avec lequel j’ai bien moins de difficultés qu’avec celui des mots.
J’ai eu la chance d’être admis dans la classe de mise en scène de Michael Haneke. Les premières années, j’ai dû rattraper mon retard, et découvert des maîtres : Robert Bresson, Andreï Tarkovski, Stanley Kubrick, Ingmar Bergman, Sh?hei Imamura, Yasujir? Ozu, Hou Hisao-Hsien, et d’autres plus actuels comme les deux Anderson. Je n’avais aucune connaissance de la théorie du cinéma et j’étais émerveillé par le souci constant du détail de Michael Haneke, dont le regard d’aigle démasquait immédiatement toute paresse cinématographique.
Avec le temps, j’ai retenu de l’enseignement strict de M. Haneke une règle simple : être cohérent dans toutes les situations.
Qu’est-ce que cela a signifié pour vous de tourner un film dont l’action se situe en
Chine?
« Moneyboys » traite d’une situation très spécifique, l’émigration d’un jeune homme de la campagne chinoise, mais pour moi, c’est une histoire universelle sur les relations interpersonnelles qui pourrait se dérouler dans de nombreux endroits du monde.
Certaines personnes se sacrifient pour une idée, pour leur patrie, leur famille ou leurs amis, pour leur permettre d’avoir une vie meilleure. Ils sont vénérés - peut-être trop souvent - comme des héros.
Fei se sacrifie pour sa famille et ses amis, mais il est méprisé par la loi et la morale familiale pour s’être prostitué. Son abnégation n’est pas reconnue car il ne respecte pas l’ordre de la société et de sa famille. Il cherche la reconnaissance et l’amour de ceux qui l’excluent. Ce n’est pas un problème propre à la société chinoise, je pense que ce type de conflits existe dans toutes les sociétés, y compris en Europe.
Si j’ai situé l’histoire en Chine, c’est pour des raisons personnelles. Avoir grandi dans la campagne chinoise est lié à des expériences que je porte en moi, comme une langue maternelle qui n’aurait pas été parlée depuis longtemps. Évoquer le monde de ma patrie m’a donné confiance. Je connais ces gens, leurs particularités et leurs conflits. Et je crois que dans une carrière artistique, il faut se confronter au moins une fois à ses origines.
En tant que réalisateur, je ne veux pas être réduit à mes origines chinoises ou à des questions culturelles. Je travaille dans des genres différents. Récemment, j’ai commencé à travailler sur un projet de science-fiction. J’écris aussi en parallèle un scénario basé sur un thème historique. Mes deux prochains films seront plus porteurs d’espoir, moins mélancoliques et constitueront avec « Moneyboys » une sorte de trilogie.
Comment avez-vous choisi vos acteurs ? N’ont-ils pas eu peur des répercussions
sociales et politiques ?
Pendant la pré-production, qui a duré plusieurs années, la Chine a changé rapidement. Du jour au lendemain, les libertés alors relativement grandes en matière de choix des sujets et de réglementation des tournages pour les équipes nationales et étrangères, ont été restreintes. Les acteurs que nous avions retenus nous ont refusé avec regret. Près de six mois avant le début du tournage, je me suis rendu à Taipei et j’y suis resté jusqu’à la fin du tournage. Nous avons reçu un soutien amical de la Commission du film de Taipei, qui a contribué financièrement à notre projet.
La star taïwanaise Kai Ko était mon premier choix pour le rôle de Fei. Il a lu le scénario, et donné son accord. C’est un acteur de grand talent.
Après avoir discuté ensemble de son rôle, il n’a pratiquement plus eu besoin de mes conseils pendant le tournage. Ses premières prises étaient toujours bonnes. Mais, si nous avions besoin de dix prises supplémentaires pour les autres acteurs, son jeu restait impeccable.
JC Lin et Chloé Maayan sont tout aussi talentueux et ont pu travailler de manière indépendante sans trop avoir besoin que j’intervienne. Chloé, qui avait déjà remporté plusieurs prix pour son rôle principal dans « Three Husbands », joue en fait trois rôles différents dans « Moneyboys » - je suis curieux de voir comment le public réagira à cela. Yufan Bai est moins expérimenté je lui ai consacré plus de temps. Et je suis fier du résultat.
Michael Haneke nous a appris qu’il faut protéger ses acteurs. Ils sont comme des enfants qui ont besoin de se sentir en sécurité et respectés. Il faut créer un environnement de confiance et des espaces de liberté, pour qu’ils puissent s’épanouir dans leurs rôles. Leurs différents caractères exigent que chacun d’eux soit traité différemment par le metteur en scène : certains acteurs veulent du sucre, d’autres veulent le fouet, d’autres encore préfèrent qu’on les laisse tranquilles.
En raison du manque d’argent et de temps, nous avons choisi les petits rôles par le biais de vidéos en regardant les castings d’autres projets. Je n’ai pas pu rencontrer personnellement ces acteurs avant le tournage. Mais grâce à leur professionnalisme et à leur talent, nous avons réussi à créer une atmosphère réaliste. J’ai eu de la chance de travailler avec eux et je suis très reconnaissant envers mon équipe artistique qui a rendu tout cela possible.
La beauté formelle de vos plans vous permet de transmettre des émotions et des
sentiments. Vous vous appuyez sur les visuels, bien plus que sur les dialogues. Comment préparez-vous et composez-vous vos plans ?
Un an après avoir étudié avec Michael Haneke, j’ai été accepté à la masterclass de son directeur de la photographie Christian Berger. Là, j’ai beaucoup appris sur le maniement de la caméra et de l’éclairage, afin de savoir comment créer des atmosphères quel que soit l’environnement.
Les coupes fréquentes créent souvent une dynamique artificielle et superficielle qui détourne l’attention des moments forts. Je trouve plus excitant de disposer les personnages dans un plan-séquence. Les déplacer les uns par rapport aux autres de manière à ce que différentes vues et tailles de cadrage apparaissent au cours d’une scène. Cela crée une dynamique visuelle et une variation de l’image sans interrompre la continuité émotionnelle de la scène.
Le silence joue un rôle important dans mes films. Les liens entre les gens se créent rarement lorsque vous parlez tout le temps. Cela ne se fait que lorsque l’on arrête de jacasser, que l’on reste silencieux, que l’on ressent son interlocuteur. En silence. Et là, vous le comprenez soudain : c’est fini.
C’est la dernière fois que nous nous voyons.
Ou au contraire : c’est le début d’un grand amour. Des moments aussi intenses n’existent que dans un silence partagé.
Parler est un outil qui souvent nous distrait du monde et de nous-mêmes. Pour moi, lorsqu’il y a du silence dans les films, cela génère une ambiance dans laquelle on perçoit les gens dans leur connexion avec les choses et les êtres autour d’eux. Dans mon film, je ne m’attache pas tant à dépeindre les personnages dans leur individualité qu’à les montrer comme faisant partie du monde dans lequel ils vivent. La plupart d’entre nous peuvent reconnaître la maison de leurs parents ou de leurs grands-parents à sa seule odeur. Je veux rendre tangible cette imbrication immédiate des personnes et des lieux.
Pour moi, le véritable sujet du film est le suivant : que faut-il faire pour oublier le
passé ? Êtes-vous d’accord ?
Oublier le passé ou vivre avec est l’un des principaux sujets de « Moneyboys ». Mais il s’agit aussi de trouver le courage d’être heureux. Un autre thème est qu’on ne rend pas toujours service à ses semblables et à soi-même lorsqu’on se sacrifie pour eux. Ce sont des sujets qui m’intéressent.
Comment puis-je être présent pour les autres sans me faire du mal ? Dans quelle mesure dois-je d’abord me soucier de moi-même pour pouvoir
faire du bien aux autres ?
Selon l’humeur dans laquelle je me trouve, tel ou tel sujet remonte à la surface. Et les spectateurs, qui abordent le film avec leurs propres histoires de vie, peuvent être attirés par un autre sujet auquel je n’avais pas pensé moi-même. Je ne veux pas dicter à qui que ce soit ce qu’il doit penser ou ressentir. Il s’agit de stimuler la réflexion et le dialogue, sans en prédéterminer la direction.
Pour moi, le message du film réside dans sa dernière scène. J’ai choisi une structure narrative rigoureusement chronologique pour « Moneyboys ». La dernière scène est un flash-back qui prolonge une scène entrevue au milieu du film. Dans cette scène, j’ai caché mon appel à tous les Fei de notre monde. Malheureusement pour ma mère, cet appel arrive trop tard.